FFM 2014 : Du désir de renouveau au Japon

 

 

Claude R. Blouin

 

 

 

Le 38 ième festival des films du monde de Montréal offrait une gerbe de dix longs métrages japonais récents, de deux autres présentés dans le cadre d’un hommage à un producteur et de cinq courts métrages. Je rendrai compte ici des dix premiers, ainsi que de quatre courts métrages.

 

Autant le thème du harcèlement et de l’impact de l’adolescence sur la formation de l’individu ressortait des films nippons choisis à Fantasia, autant ressort ici la vieillesse, avec les déperditions du corps et les difficultés de trouver références communes avec les générations suivantes.

 

Sans doute le Japon connaît-il lui-même une explosion de sa population de personnes de plus de 65 ans, et une pénurie de ressources pour les assister. Et sans doute, sa jeunesse tire-t-elle d’autres sources livresques, musicales et cinématographiques que celles des aînés ses repères et représentations.

 

Mais on ne peut que rapprocher à la situation du FFM cette attention à la vieillesse. Son public âgé, est-ce à lui que les responsables de programmation pensaient? Ou à la situation précaire de cette institution menacée dans son financement, déjà frappée il y a dix ans, comme par un premier ACV, et qui en a connu un second cette année? Ou à ses dirigeants, volontaristes, qui semblent vouloir illustrer ce concept de gaman, d’endurance en serrant les dents, si cher aux Japonais, au point d’apparaître dans la conversation quotidienne?

 

Mais il ne s’agit pas ici d’un festival du monde seulement, où les films seraient convoqués pour nous éclairer sur la manière dont les différents pays se débrouillent avec notre commune condition de vivants, soumis à la vieillesse, aux changements d’humeur, à la nécessité d’une nourriture symbolique. Il s’agit aussi d’un festival du film, reflet en cela d’un rythme, du moins idéalement. On attend, à titre de cinéphiles, un rafraichissement, sinon un éblouissement.

 

Ce sont les courts métrages qui me les fourniront (voir en début d’article le commentaire). Seront analysés ensuite les deux films en compétition, puis les autres longs métrages. Au-delà de l’intérêt sociologique et philosophique des dix longs métrages, certains auront aussi, toutefois, dépassé le recours au cinéma comme outil d’enregistrement pour faire de la caméra un véritable moyen d’expression.

 

Je remarque qu’esthétiquement, plusieurs films témoignent d’une maîtrise des moyens déjà éprouvés de raconter, plutôt que d’invention; peu vont jusqu’à donner le sentiment de la singularité d’un regard. Mais il y en a.

 

Les films qui ne répondent pas à cette attente peuvent aussi bien satisfaire à d’autres, également présentes dans un même spectateur! Voilà pourquoi, animal complexe en ses désirs, je puis prendre plaisir et reconnaître ma dette à l’endroit de récits contés de manière moins innovatrice. Mais, cinéphile, d’un festival, j’aime bien que celui-ci me donne l’occasion de rencontrer une œuvre telle que, après quelques plans du prochain film de ce cinéaste, je ne dise pas, c’est bien japonais, ou un polar, mais

 

Ah! C’est lui!

 

Ou elle!

 

 

 

Courts métrages

 

 

 

Kemukujara de Akihito Nonowe, Isao Sato, Konoka Takashiro (présenté en compétition)

 

 

 

Kemukujura était précédé d'une rumeur d'excellence. Et impressionné ai-je été, mais aussi insatisfait un moment. Puis ébloui, jusqu'en y repensant longtemps après la projection.

 

Impressionné par la maîtrise et la pertinence du recours aux divers procédés : papier découpé pour cet homme piqueur et piqué, dessin noir et blanc, puis couleurs, au hasard de l'évolution du personnage anonyme (et sans regard : l'orbite n'apparaît qu'aux crânes). En écho au bouddhisme, où cette possibilité reste ouverte, la transmigration vers l'animalité pouvant résulter du type de conduite adoptée par l'être humain, mais en opposition à la notion de progrès vers plus de spiritualité, l'univers dépeint montre un homme possédé par la nécessité de (se) répéter, et d'aller vers des métamorphoses qui le mènent vers la bête. Guernica s'anime.

 

D'une bouche, des caractères japonais sortent, en lignes superposées. Bla Bla Bla. Répétition, vide des mots, masques peut-être, mais dissociés de ce que l'être est. Ou, comme lui, souffles, vibrations, mais pour autant pas plus sensés, les mots.

 

La mythologie aztèque, avec sa capacité à regarder la mort, les crânes, et à dresser des pyramides, trouve ici un avatar. La femme, dessinée, colossale, n'y est point Terre féconde et nourricière, mais créatrice froide, exécutrice, qui décapite. À Picasso, ajoutez Munch, et par la musique, les vibrations, les aigus récurrents achèvent de nous porter en ce monde où une loi implacable de destruction semble coller au paysage de montagnes arides (inspirées par l'Australie ?).

 

  Rouge de lave, et, en une reprise, soleil aux auras vibratoires de Van Gogh, traduisent cette expérience de la vie comme force, du sang des uns créant les autres. L'homme  n'y est pas le point d'aboutissement de la création, mais un moment de ses métamorphoses. Ce qu'on croit arbres et racines se révèle cheminée : bruits de tuiles qui cassent, têtes en éléments de temple : bête à son tour métamorphosée en ce qui, monstrueux pour l'homme, s'il était là pour en être témoin, devient nature, nature telle qu'elle s'empare des créations humaines, en tire les composantes de formes de vie. Comme si les cinéastes voulaient dessiner l'avenir de notre planète, un état où la nature aurait intégré nos artifices. Voir les sixième et septième des Rêves d'Akira Kurosawa.

 

Insatisfait étais-je à un moment, vers la huitième minute, parce qu'en ce film annoncé comme quatre récits du monde de Keblujara, je suis plus sensible à la répétition qu'aux nuances qui distingueraient chacune des histoires. Sauf pour ce soleil qui me paraît neuf et pour le temps bienvenu de revenir sur l'effet d'images revues.

 

Mais ébloui suis-je par cette maîtrise, cette invitation à plonger dans le creuset de l'évolution, comme au coeur d'un volcan : à consentir à ce que la force qui demande répétition traverse l'homme, le mène, quoi qu'il aimerait croire.

 

Ces fonds qui auraient pu être peints par Borduas, cette absorption du coup de crayon et des formes qui renvoient aux peintres susdits, cela me frappe comme un aveu du fait que l'art se nourrit de l'art, comme la vie de la vie. Le sommeil de la raison engendre des monstres? Mais la raison, avec sa logique implacable, sa manière de forcer le réel à se mouler à la représentation qu'on voudrait qu'il ait, n'est-il pas aussi source de cruauté? Échappe-t-on jamais à celle-ci?

 

13 minutes pour nous inviter à partager un regard, un effroi, une lucidité.

 

Un film qui réclame que je cherche encore pourquoi il me dérange.

 

 

 

No Return on Perishables

de Takatsugi Naito

 

 

 

Voici un allègre récit, qui m'a fait sourire, d’un bonheur comme celui qu'on prend à regarder nager des poissons rouges. Couleurs comme celles d'aquarelles, personnages aux propos qui surprennent, dont le caractère est saisi en une réplique.

 

Goro aime sans le lui dire une jeune fille : invité à ne faire qu'un vœu, il choisit de le consacrer à espérer la réalisation de celui d'une dame en pèlerinage.

 

Charmant, et contenant plus d'inventions de mise en scène et d'emploi des ressources propres au cinéma que bien des longs métrages susdits, ce court de 18 minutes ravit!

 

 

 

 

 

 

 

Hi wa Ochiru de Yuji Kakizaki

 

 

 

Quand le soleil tomberéussit à joindre quatre des cinq relations fondamentales du confucianisme, tel que revisité par le code du guerrier, le bushido. Le héros y apparaît en vassal soumis, père, ami, mari aimant. Ne manque que le rapport maître/disciple : il est suggéré toutefois par le biais de celui de la transmission du père au fils : en dépit de doutes quant à son immortalité, il lui transmet entre autres la vision bouddhique de sept vies.

 

Éloge des liens familiaux, en écho des autres films, on n'y voit pas la révolte contre l'autorité du patron : en cela, il reste fidèle à ce que nous savons de la littérature de l'époque, ne rapporte pas dans le passé le sens présent de l'arbitraire questionnable des autorités, comme un Masaki Kobayashi le faisait pour dénoncer notre présent, dans Seppuku et Joi-uchi.

 

Jusqu'à la fin, le héros assume son rôle, bien qu'il ait des hésitations et des questions dignes des personnages de Kobayashi. En cela, il paraît souscrire au narcissisme de classe que dénonce Seppuku, i.e. cette manière pour les survivants de se mirer dans le courage et la maîtrise de celui qui commet seppuku. Kobayashi y respecte la vérité historique ultimement en faisant de son héros un homme imprégné du code, prenant l'initiative de son suicide, dès lors que le chef de clan a fait la preuve de son hypocrisie dans l'invocation du code du guerrier en réclamant l’intervention de trois arquebusiers.

 

Mais le plan final de Hi wa ochiru ajoute un bémol à ce consentement du père au rôle lié à sa classe : la réaction de l'épouse fait écho à une des questions posées par le mari, celle à laquelle elle avait apporté un démenti pourtant, en affirmant une foi qui paraît soudain ébranlée.

 

À ces éléments scénaristiques, variations par rapport à la tradition du jidai-geki, se joignent des surprises stylistiques, non point purement virtuoses, mais liées à l'esprit du récit. Les déplacements de caméra, aussi en échos avec ceux des films de Kobayashi, deviennent autant de reflets du mouvement des émotions des personnages, comme autant de mouvements musicaux, que l'on s'approche d'un personnage, qu'on le lie à d'autres par un déplacement latéral ou que les sauts dans le temps soient fondus en un même glissement de gauche à droite : continuité d'un expérience. Moment privilégié.

 

La luminosité se métamorphose aussi, jusqu'au fondu, et donc derrière la retenue des gestes ou la prescription des rituels suggère la mobilité de la pensée, anime la nôtre.

 

En 39 minutes, le cinéaste touche aussi bien à l'impact d'un idéal sur la vie qu'à l'ambiguïté du message artistique, ici incarné en un poème chanté dont l'épouse signale qu'il peut bien recevoir une interprétation moins sombre que celle qu'y voit le héros.

 

Et le spectateur d'espérer qu'elle ait raison.

 

Et s’identifiant dès lors à elle dans sa réaction à ce qui advient.

 

 

 

 

 

All He Knows Rigth

de Akihito Nonowe, Isao Sano, Konoka Takashiro

 

 

 

 

 

All He Knows Rigth est le titre japonais : en anglais, mais transcrit à la japonaise, par la calligraphie en kana, premier signe de la place de l'art, du besoin de peindre, sujet de ce film, qui m'a séduit sans réserve.

 

On y retrouve le rouge/lave, la souplesse de dessin, le cumul de techniques : ici animation en à coups, et, simultanément à cette main dessinée comme si elle était saisie en stop motion, voici la ligne fluide du corps dessiné d'une femme. Ratures, reprises en couleurs, répétition encore, comme si pour les cinéastes celle-ci était bien au coeur de notre manière d'être (comment leur nier la justesse de cette observation?) : elles ponctuent hésitation, frustrations, expérimentations de l'artiste.

 

Accélérés, projections inversées deviennent le double des mouvements d'anticipation et de remords de quiconque entreprend de donner forme à ce qu'il perçoit de ce qui le meut et cherche par quoi le rendre sensible à autrui. Mais ici, dans la représentation, pas de public, pas de réactions de galeristes ou d'éditeurs ou de chefs de troupes : le duel est avec ces feuilles et ce crayon et soi-même, son tempérament, sa vision plus ou moins assurée. Même la sculpture apparaît, comme si par là le dessinateur cherchait une issue.

 

Au bout, le feu, qui nous hante par l'effet de la bande-son, et voici que soudain je pense encore à Kemukujara, réalisé par la même équipe.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Suicide Volunteers de Kanshow Onedera

 

 

 

Je n’ai pu voir ce film.

 

 

 

Longs métrages en compétition

 

 

 

Soko nomi nite Hikari Kagayaku de Mipo O

 

 

 

The Light Shines Only There,adapté d’un roman de Yasushi Sato, m'a donné le sentiment d'être en présence d'une cinéaste qui possède déjà un vif sens des ressources propres au cinéma, et ce, même si des aspects du récit m'ont agacé. Le jury a reconnu le travail de la cinéaste en lui accordant le Prix de la mise en scène.

 

Voici l’histoire d'un homme venu des montagnes au bord de la mer, en fuite pour une raison qu'on découvrira peu à peu. Il rencontre, via Takuji, sa soeur Chinatsu, ouvrière occasionnelle, et prostituée pour boucler les fins de mois. Dès l'ouverture, un plancher de marqueterie filmé de sorte que les languettes de bois tracent des obliques se trouve relayé par des tatamis sur lesquels un corps est étendu, dos marqué, en un travelling qui révèle un dormeur. Ainsi l'importance du corps, pied veiné, dos marbré, sensuel, l'état de dérive du personnage sont inscrits dans notre mémoire.

 

Cette dérive, nous la ressentirons aussi du fait de ces quelques plans filmés caméra à l'épaule, dont l'oscillation, loin d'agacer, suggère justement cet état d'absence de sens que traverse le personnage.

 

Par ailleurs, nous plongeons dans les zones oubliées de la croissance d'un Japon où subsiste le sens du lien avec les ancêtres, via la lettre lue en voix off de la sœur de Tatsuo, au début aussi, qui contraste avec le semblant d'indifférence du héros.

 

La misère du lieu, surtout des conditions de vie de Chinatsu et de sa famille, est annoncée par un déplacement de caméra sur les environs de la maison et une attention à cette accumulation et à cette empilade d’objets qui expriment si bien la pauvreté et matérielle et morale.

 

Sans doute ai-je été agacé du retour de ce frère criard en des scènes qui ne m'apprenaient rien de neuf sur lui, sinon réitéraient son désir de bien faire, de projeter une image d'énergie. Et ce caractère rendait prévisible l'acte final auquel il se livre. Aussi plausibles soient et ce caractère et cet acte, dans le cadre du film, ils m'ont paru insistants.

 

De même, le public comprend à voir Chinatsu délier les liens mis par la mère au père malade et obsédé ce que découvrira Tatsuo plus tard. Mais en ce dernier cas, il s'agit pour le personnage de confirmer ce qu'il a eu occasion de soupçonner et la scène nous apprend donc quelque chose de plus. Sans compter qu'elle débouche sur une action qui devient le signe espéré par Chinatsu pour qu'elle puisse croire en un renouveau.

 

En outre, la cinéaste sait par des enchaînements d'objets créer un rythme. Ainsi de ces azalées dont la floraison est d'abord associée aux dérèglements climatiques, pour ensuite souligner, sous l'apparente complaisance de la fille pour le père, que la société aussi est déréglée.

 

C'est d'ailleurs un des thèmes bien filés de ce récit que celui du jugement des jeunes, témoins des dérèglements dans le travail et le comportement des adultes, et résolus à ne pas leur ressembler. Comme dans One Third, mais en moins sombre, ce film rappelle sous bien des aspects le poids de notre impuissance. Le frère de Chinatsu se moque des fonctionnaires qui prétendent que le bonheur vaut plus que l'argent. Mais le reste du film laisse entendre que si le manque d'argent crée des conditions d'apparition de discordances et de dissonances et engendre la recherche de pis allers, il y aurait, au fond de notre existence, la terrible réalité de la disproportion entre nos actes et leurs conséquences. 

 

Que la lumière soit possible au sein de notre nuit est éminemment suggéré autant par le traitement de l'image, que par l'usage de la musique, des bruits et des silences. Ainsi le moment de l'éveil amoureux provoque-t-il cet accord de quatre ou cinq notes cristallines, accord modulé par la suite quand, effectivement, dans le couple accord il y a. Mais les bruits de cris de lunatiques, de grincements de matelas sous l'effort amoureux, de gémissements d'impuissance du père appelant son épouse pour le soulager, même, oui, les aigües de la voix de Takuji, en contraste avec le recruteur de Tatsuo et sa voix de basse, tout cela rappelle combien l'esprit est bien pris dans le corps.

 

Et c'est bien une scène d'amour qui scellera la révélation d'une différence de nature dans la relation entre Chinatsu et Tatsuo et celle qu'elle a avec son « amant ».

 

Ce dernier constituerait un beau cas pour commission sur la corruption municipale, exemple de double vie, de ce mensonge qui fait horreur aux trois protagonistes, et, à la cinéaste. Ainsi l'atteste la dernière scène qui implique le frère de Chinatsu. Celui-ci assume les conséquences d'un acte dont tout le film laisse redouter l'irruption. Comme si l'être humain était mu selon un certain pattern qui le mène à se répéter. En cela, on retrouve le thème de Kemukujara. Mais le fait que les conséquences soient assumées montre le désir d'échapper au monde du mensonge et de la fuite.

 

La lumière évoquée par le titre devient la matière de l'expression, celle de la nuit comme celle des intérieurs. Surtout elle colore le rapport au corps et ce qu'il exprime pour la cinéaste. À une scène en lumière brun rouge avec Tatsuo succède une autre en lumière plus banale avec « l’amant ». La dernière scène d'amour avec Tatsuo souligne par l'éclairage cette capacité de briller que l'amante et l'amant perçoivent de leurs corps.

 

Un peu long doncà mon goût, mais méritant d’être salué, ce film ! Peut-être qu’un des motifs de l’impression de longueur ou de répétition tient au fait que je sais combien, à Joliette comme à Hakodate, il y a de gens coincés entre affection pour les leurs et révolte pour ce qu'ils les voient devenir, entre désir de bien faire et mésestime de soi, et que cela m’irrite de ne point pouvoir offrir, à ceux dont je partage l’espace, des solutions magiques.

 

Averti par la lecture d'un critique que ce récit était dark, et, par un ami japonais, qu'il était bien kurai (noir), je me disais que devant un film sur ce qui reste à améliorer du monde et ne l'est pas, un récit ne devient supportable que s'il est porté par un point de vue, une manière de se servir de l'image et du son pour donner à voir et à entendre des correspondances.

 

Manifestement, Mipo O s'annonce comme une cinéaste à suivre.

 

 

 

Fushigina Misakino Monogatari

de Izuru Narushima

 

 

 

 

Le film s’est mérité le Grand prix spécial du jury, ainsi que le Prix du jury œcuménique 2014.

 

 

 

Cape Nostalgia annonce le titre anglais. Cette nostalgie, sera-t-elle celle des personnages, pris entre le sentiment que tout change et le désir d’arrêter le temps, ou est-elle ce par quoi on souhaite que le spectateur étranger s’attache au récit ? Car le titre japonais dit plutôt : récit d’un cap étrange, où le mot « étrange » apparaît en premier et colore ainsi tout le titre.

 

Or cette étrangeté teinte les premiers plans : sommes-nous dans le présent, devant ce paysage à la Sesshû ou à la Sesson, où en petit on discerne un peintre ? Sommes-nous dans le flash back, comme le laisserait supposer une voix d’homme en off : cette voix serait-elle celle de Shuichi, mari défunt d’Etsuko, ou celle de Koji, qu’on découvrira être son neveu?

 

Sommes-nous dans l’imaginaire ?

 

Plus loin dans le récit, parmi les clients du café que tient Etsuko, il y aura ce père, en deuil comme la propriétaire du café, comme le pêcheur, son client. Ce père est accompagné d’une petite fille, qui a des dons de voyance : sans doute n’est-elle pas aveugle, comme ces femmes que la tradition préparaient à servir d’intermédiaires entre les morts et les vivants. Mais elle maintient bien cette capacité. Avec le duel du prêtre et du moine bouddhiste, mais surtout avec ces plans d’ensemble qui ne manquent pas de rappeler la concordance du rythme humain avec celui de la nature, les signes ne manquent pas, d’inscription de la tradition spirituelle dans la modernité.

 

L’étrange ici tiendrait au mariage des influences.

 

En effet, outre le duel susdit, présenté sur le mode comique, il y a ce passage de chants de festival à celui d’un groupe folk, l’acclimatation des vins blancs et des mets italiens au goût local, au poisson pris au large du cap… ou pêché beaucoup plus loin, la pêche artisanale étant menacée par l’industrielle. Ajoutons cette sensibilité aux teintes sobres, saturées, de l’intérieur du café, qu’aurait saluées un Tanizaki, en contraste avec les également aussi traditionnelles vives couleurs des kimonos de festival, le rouge et blanc des cordes du shintoïsme devenues supports de cloches chrétiennes.

 

La préfecture de Chiba, pas si loin pourtant de Tokyo, se présente comme quasi un autre univers : celle qui en est partie en revient, celle qui s’y marie ne s’y acclimate pas. Ce qu’il y a d’étrange ne relève donc guère, dans l’ensemble du film, du fantastique habituel, contrairement à ce qu’annonçaient les premiers plans : l’irruption du surnaturel ou de l’irrationnel le cède aux observations de la vie en petite communauté où tous se connaissent, où l’on devine les secrets de chacun, sauf si l’on est la personne visée par l’affection qui est tue par excès de pudeur, ou de crainte de tout perdre. On retrouve là la mythologie de l’attachement au pays natal, la poésie associée au concept de furusato, où l’existence des uns fait sens aux autres, en opposition à la solitude et à l’anonymat des villes. Mais le film rappelle le don d’ubiquité de cette déesse pieuvre, qu’est la solitude, compagne de la peur.

 

Point étrange me semble l’art du cinéaste, plus près de la sensibilité d’un Yamada que de celle d’un Oshima ou d’un Imamura, ou évidemment d’un Miiké. S’il introduit sentiment de fraîcheur et de surprise dans le récit, c’est bien par la manière de retenir dans le champ les particularités du paysage local : ces fleurs jaunes qui parent la journée d’une noce, dans les champs, ce cap découpé, cette île qui rappelle celle du film de Shindo, bien qu’on y recueille la précieuse eau de source au lieu que l’on y apporte celle de la terre ferme pour irriguer la terre rude. Comme dans le Shindo toutefois, voici la constance dans l’effort, la reprise amoureuse, parfois excédée, des gestes quotidiens.

 

Et si la magie intervient, c’est dans le soin pris à préparer ce breuvage étranger, le café, d’une manière toute japonaise, mariage donc encore de traditions. L’étrange nous entoure, puisque tout passe et chacun le sait.

 

Le cinéaste s’appuie sur une distribution convaincante, une direction photo digne de mention.

 

À ces motifs d’enchantement s’oppose pour mon irritation, dès le début, la présence d’une musique dont quelques notes auraient suffi, mais qui s’étale, s’étale, surligne le thème de gentillesse. Il se trouve que la présentation de celle-ci tout comme celle du désir de transmission, quand il est accueilli, trouvent en moi un spectateur complice, à la larme facile. Mais si cela est, c’est précisément dans la mesure où je les sais point évidentes, jamais garanties, toujours miraculeuses, puisque jamais allant de soi. Aussi quand on insiste pour me les rendre admirables suis-je porté à me défendre de cette insistance. De même si on a recours aux ressorts du mélodrame, si dans la même scène la révélation d’un trait de bonté suit l’avènement prévisible et confirmé du pire.

 

Tout homme est mortel, mais un récit qui rend prévisible la mort d’un personnage, la confirme immédiatement après un acte de bonté et nous prépare déjà à son deuil risque d’étouffer ma patience.

 

Or le réalisateur Narushima (né en 1961) témoigne pourtant de sa sensibilité à d’autres formes de narration en de nombreuses scènes, comme celles que j’ai mentionnées, comme le magnifique plan-séquence où pour la première fois Etsuko exprime ce qu’elle a vécu à son neveu. Il m’a fallu une vingtaine de minutes pour mettre entre parenthèses les motifs de mon irritation, attaché étais-je à la peinture de ce monde en soi, à ces nouvelles dont le fil conducteur était le café, à ce portrait en biais de la société au miroir de celle du village : vieillissement de la population, disparition des métiers, solidarité en cas de crise, légendes associées aux individus, présence de l’école comme lieu où se construit l’expérience sociale et s’édifie cet autre édifice imaginaire : la représentation que l’on se fait de soi dans les yeux des autres, de soi à son regard propre. En cela ne sommes-nous pas tous, comme le suggère un titre de l’écrivain Julien Green, voyageurs sur la terre, passants, donc étranges, en quête d’un lieu auquel nous ajuster, de gens qui comptent et pour qui nous comptons ?

 

Deuil des disparus certes, mais aussi de l’idée qu’on se fait de soi, consentement à ce que la continuité d’une aspiration à l’infini et à la générosité puisse changer de formes, et se perpétuer tout de même, découverte que ce à quoi on aspirait ne s’accomplit pas forcément là où on prétendait le trouver.

 

Lit-on encore avec plaisir Sôseki dans la jeunesse, ou devenu écrivain dont la lecture est obligatoire, le tient-on pour d’un autre temps ? En tout cas, lui qui aimait rapprocher en ses comparaisons un fait humain de la perception d’une lumière de tramway qui s’éloigne aurait apprécié ce sens du présent en mutations, de ces formes en changement, cette manière dont la nostalgie n’est point tant regret du passé qu’expérience du présent en fuite. Il aurait pu être surpris de la résilience de personnages qui savent reconnaître toutefois, sous cette métamorphose, la permanence d’une aspiration, en sorte que plutôt qu’à un mélodrame, le film laisse songer à une mélocomédie.

 

 

 

Longs métrages

hors compétition

 

 

 

Sansan de Bunji Sotoyama

 

 

 

L’éclat de la vie n'est pas non plus un film qui bouleverse la façon dont on peut s'exprimer au cinéma. Mais quel charme !

 

Les plans serrés dominent, attestent du désir du réalisateur: rester proche des gens. Et si les plans mettent en évidence des objets, ceux-ci soit renvoient à des repères, soit, par la bouffe, ponctuent de moments de bonheur le fil du temps. Comme si, en cinéma japonais récent, le rapport à la nourriture s'était identifié, voire substitué, à l'érotisme.

 

Dès le générique, avec ces lettres en points de croix, motifs de feuilles et de fleurs, on sent une légèreté. Celle-ci se confirme par la parade d’hommes que Tae, veuve de 77 ans, s'est résolue à rencontrer par l'entremise d'une agence de rencontres. Pour le spectateur, cela donne occasion de voir une coupe de la société japonaise, en des milieux fort différents, avec des hommes aux attentes également diverses. Suite de vignettes, dont la brièveté compense la gravité des besoins exprimés. De même la nature du générique et la division en chapitres aux titres rappelant délibérément la littérature de journaux féminins contribuent à nous garder sourire aux lèvres.

 

Mais alors qu'on croirait le récit bien établi dans ce rythme, voici que le temps accordé à un prétendant se prolonge, voici qu'à force de retours un autre obtient autant d’importance. Voici qu'une gravité s'insinue. Ce prétendant nouveau et cet amoureux secret, ami du mari défunt, dont le secret est connu des résidents qu'il anime, entraînent l'apparition de questions aussi bien relatives à la manière de vivre qu'à celle d'envisager la mort, les unes et les autres liées. Cela fait écho aux autres films présentés, car le bonheur y est bien senti dans sa beauté caractéristique du fait même de la conscience de sa précarité.

 

Le film est porté par des comédiens tout à fait remarquables, au service desquels la caméra est employée, plus qu'elle ne s’emparerait d’eux comme matière visuelle. Film de 82 minutes, sans longueurs, alerte de ton, Sansan atteste de la part d'un cinéaste né en 1980 une capacité d'attention qui n'est pas sans rappeler l'ouverture de la petite-fille envers sa grand-mère, lorsque la famille, père et mère, apprennent, estomaqués, l'inscription de Tae à un centre de rencontres. Du non-dit à l'urgence de s'exprimer, d'autant plus que les années sont comptées, de l'impact du vieil âge sur qui vieillit, mais aussi sur les proches, de l'occasion donnée à chacun de se situer, de s'orienter, née de la rencontre avec des vieillards, nous voici renvoyés à nos propres interrogations, mais aussi à nos proches.

 

Je note - est-ce du fait de l'âge du cinéaste?- une sensibilité dans le dialogue à des termes empruntés à l'anglais et associés tous à l'idée de bonheur, comme s’il n’était jamais tout à fait « ici ». Starting line, positive. Jusqu'à Happy end, terme et réalité narrative assumés jusqu'à la fin.

 

 

 

Sakurasaku de Mitsutoshi Tanaka

 

 

 

Primé l’an dernier au FFM pour Rikyu o tazuneyô, Mitsutoshi Tanaka, avec ce film dont le titre renvoie à la floraison des cerisiers, propose une œuvre d'une facture discrète, progresse sans heurts, sans virtuosité affichée. On pourrait croire la caméra moins utilisée pour ses ressources propres que comme soutien à la mise en scène et au jeu des comédiens.

 

Mais sous ses dehors plus académiques, à la fois par la façon dont il associe drame individuel et crise sociale, et par celle dont il utilise la musique, Tanaka manifeste toute sa sensibilité de cinéaste.

 

Tout gravite autour de la famille Osaki et de la sénescence du grand-père. Mais ce récit de vieillesse s'ouvre par un plan d'enfant, qui psalmodie un texte du kabuki. Chant propitiatoire, ce n’est pas un hasard. Puis fleurs de cerisiers. Et enfin survient un vieillard ivre sous la pluie, psalmodiant, comme pour poursuivre le poème chanté par l’enfant. Le ton du film est donné, la suite développe ce que ce haïku visuel en trois plans contient en puissance.

 

Ainsi, ce qu'on découvrira être un souvenir se présente-t-il d'abord sous les traits d'un bond de l’enfance à la vieillesse!

 

À cette référence au kabuki se greffent des allusions aux festivals (qui disparaissent), aux cerisiers (qu'on doit couper), aux temples et stations thermales d’architecture d'Edo (l’ancien nom de Tôkyô). Ces traces sociales voisinent le rappel des distractions dont le fils du vieillard s’est rendu responsable envers les siens. L'amnésie imputable à la sénilité devient ainsi, en ses effets, miroir de l’amnésie culturelle. Les modifications au paysage le deviennent de nous-mêmes, faute de repères stables auxquels se rapporter.

 

Qui plus est, le rythme de travail nous priverait du temps de jeu, de rituels donc entre proches. Pas un hasard si le voyage entrepris dans l’espérance de rendre sa mémoire au patriarche se fait précisément le long de cette côte ravagée par le tsunami. Même si le film n'en montre pas les conséquences encore visibles.

 

Le souvenir que rapporte chaque enfant de la façon dont le grand-père a suppléé à l'absence du père renforce cette conscience de ce qui file sous nos yeux, qui a du prix, auquel on ne sait lui en reconnaître. Mais il ne s’agit pas seulement, dans ces rapports au passé, de rendre manifeste sa dette : pour le réalisateur, ces retours en arrière soulignent combien les références culturelles varient d’une génération à l’autre, au point qu’aux plus jeunes celles du grand-père peuvent sembler ésotériques. Et cela même, son côté insolite, énigme à résoudre, rend possible la transmission d’une culture ainsi redevenue commune aux générations. Tandis que s’ajoute du neuf…

 

Le film précédent de Tanaka mettait en scène le célèbre maître de thé, Rikyu, et posait cette question du choix de ce qu’on retiendra, de la transmission.

 

Caractères, mots : traces, laissées en rempart pour combattre la perte de mémoire.

 

D’exprimer le rapport de présence/absence aux autres, l’usage de la musique est chargé. Tantôt l’effacement de la bande bruits à son profit suggère la bulle dans laquelle s'isole le vieillard dans son amnésie. Mais ce pouvoir de distanciation de la musique pourra ailleurs, au contraire, souligner l'état de communion de la communauté familiale. Produite par un protagoniste, la musique devient signe et d'enracinement et d'une intégrité retrouvée.

 

Sans gommer ni la peur du vieillard, ni le sentiment d'impuissance de ses proches, le réalisateur réussit à rendre les moments de grâce, les éclats de vie, dont la joie est si liée à l'expérience de l'éphémère qu'on ne saurait la connaître sans consentir au second.

 

 

 

Budô no namida

de Yukiko Mishima

 

 

 

Une goutte de la vigne,adapté de la pièce écrite par la réalisatrice, traduit le titre japonais, qui signifie littéralement « larmes des raisins ». Le sujet a inspiré une des sources principales du cinéma commercial : le manga. Plusieurs mettent l’accent sur la gastronomie, comme Les Gouttes de Dieu.

 

Yukiko Mishima s'attaque au plus difficile des thèmes : le bonheur, à la fois comme état de joie et comme réussite. Difficile, car le spectateur ne peut guère douter du succès ultime dans la création du vin recherché par Ao, musicien devenu viticulteur. Ni de la découverte de l'ammonite en quête de laquelle Erica se lance. Ni qu'elle deviendra l'amour d'Ao.

 

Alors, pourquoi et comment la cinéaste nous maintient-elle en attente?

 

Dès l'ouverture, du sombre au lumineux, elle exprime aussi bien sa sensibilité aux émotions qu'à la richesse expressive du cinéma. Pour que nous soyons attachés au bonheur des personnages, celui-ci doit être crédible, i.e. inclure l'expérience de la douleur, en être ou la contrepartie ou la sublimation. Ao, prêt au début à abattre un cep, figure du père défunt, Ao retenant son geste, visage soudain illuminé, part d'ombres et de clarté, commune à toute vie : la lumière constituera le leitmotiv visuel du récit. Transparence des raisins, terre rêche, eau, de la goutte à l'ondée, littéralement jaillie out of the blue, cave obscure pour faciliter la fermentation, lumière délicate pour apprécier la robe du vin, ralentis enfin, toujours suggestifs de l'énergie latente, invisible autrement : la lumière devient mousseline moirée.

 

Les frères Aoi et Roku (respectivement, Bleu et Vert), règlent leurs comptes avec le passé, et Erica les siens avec son enfance.

 

J'ai pu être gêné de ce jeu du redoublement et du rappel d’une même image de goutte d’eau : à la fois enregistrement du réel et métaphore via l’action représentée, littérairement juste, au cinéma, elle donne le sentiment d'une insistance inutile. Du fait de la présence des corps représentés, ai-je le temps de me dire, le retour d'une même action devient un trop évident lien établi entre les protagonistes, surtout que la dite action semble traduction directe de l’expression anglaise out of the blue. Les deux personnages ont aussi chacun l'expérience d'un souvenir qui s'avèrera démenti. Or cette complicité se déduisait par d'autres traits. L'élément impliqué n'aurait-il été explicité qu'à propos d'un seul des héros, leur complicité aurait été sensible, me dis-je encore.

 

Mais la cinéaste me surprend malgré tout, attestant ainsi qu'elle a peut-être anticipé la réaction du spectateur. Car la troisième récurrence rappelle que le même peut donner lieu au différent...

 

En tout cas, ces Larmes de la vigne, nom d'ailleurs du vin autant que du film, ce qui associe le processus de création du vin à celui du cinéma, sont faites, une réplique le dit, des larmes de tous ceux qui ont vécu sur cette terre. Pas pour rien que les photos des disparus ou des héros à un âge plus jeune ponctuent le récit. C'est que l'absence a sa manière d'être présente, au point d'obscurcir l'envoûté par les absents à ce qui est sous ses yeux, et vit.

 

La cinéaste s'adresse à ses compatriotes. Pourtant flûtes des Andes, Cavaliera rusticana, fanfare jumelle de celle de chez nous ( Pourpour) sont d'ailleurs. Pour définir la virilité, on n'invoque pas Ken Takakura, mais Charles Bronson. Ces villageois fortement singuliers semblent sortis du film Hair. Ce sera une des surprises du scénario que la révélation de ce qui a pu faire d'Ao un viticulteur. Mais la musique qu'il entend, et nous en off, renvoie aussi bien à celle qu'il a pu comme chef d'orchestre  accompagner qu'au rythme qu'il entend dans le processus de croissance de la vigne. Illusion ou projet réalisable, que cette harmonie gustative? Musique, bruits, réels ou imaginaires, traduisent en bande son cette quête d'un rythme de la nature qui accompagne celui auquel quiconque devrait se soumettre pour s'accomplir.

 

Mais, plus en sourdine, me parviennent des échos des personnages typés des comédies nipponnes des années trente et du dialogue avec l'arbre dans LaBallade de Narayama, version Imamura. Les références au folklore d'ailleurs, à la musique classique rappellent qu'ils son devenus japonais, boutures qui ont prises, associées à des valeurs communes à la tradition plus autochtone. C'est, par cette voie en apparence détournée, d'enracinement, du plus littéral au plus symbolique, que ce film témoigne. Souci de donner au vin une saveur liée à ce qui caractérise la terre où pousse la vigne, à ce qui la rend unique, inspire le viticulteur.

 

Et la cinéaste pour son film.

 

 

 

Hanayoi Dochu de Keisuke Toyoshima

 

 

 

A Courtisan with the Flowered Skintisse un récit qui emprunte à l'esprit des tragédies de Chikamatsu. Asagiri, courtisane incarnée par Adachi Yumi qui rappelle la physionomie des modèles du peintre Yumeji, semble déterminée à vivre sans illusions, à commencer par celle de l'amour, son travail de courtisane de haut rang. Adoptée et éduquée dans ce milieu, Asagiri se défend de suivre le destin de sa mère, prostituée de bas étage, trahie par un amant. Enfant brutalisée par cette mère, Asa, de son vrai nom, semble aussi garder une fraîcheur, une résilience de jour qui commence. Son nom signifie d'ailleurs « matin ».

 

On peut penser que les producteurs ne roulaient pas sur l'or, pour ce film qui constitue néanmoins un retour dans le passé, nécessitant décors et costumes d'époque. Mais la parcimonie sied au réalisateur, semble-t-il, qui se sert d'elle pour amplifier visuellement les mouvements intérieurs. Peu de décors de rues, mais voici une onde frémissante. Vitalité des passants de la foire. Sanctuaire où Asagiri n'échappera pas à la loi d'amour. Costumes de travail et de parade.

 

Mais surtout, mettant à profit l'intérieur dépouillé de meubles, les aplats des peintures de paravent, le jeu des croisées des portes de papier, le géométrisme propre aux arts de Tôkyô, du temps où elle s’appelait Edo, le réalisateur ponctue le récit de plans d'un ciel, si immense, parsemé de nuages : il amplifie l’impression de vide ressentie par Asagiri, et souligne simultanément l'infini de nos aspirations. Mais la vacuité d'une vie dévolue à simuler ne triomphe-t-elle pas, accentuée par le tracé noir des branches dénudées sur ce ciel vide?

 

Le quartier chaud de Yoshiwara apparaît ainsi, sous son énergie apparente et ses coloris festifs, froid, réglé par le pouvoir symbolisé par l'argent. La musique d'une guitare enveloppe de douceur ces personnages en peine, même quand celle-ci éclate en violence. S'ajoutera à cet instrument, uniquement au moment où les amants réalisent un rêve, l'orgue, avec ses connotations mystiques et spirituelles. Or, à ce moment, les plans alternent, de ceux qui représentent le réel tel que nous le verrions, si nous étions sur les lieux, à ceux qui le donnent tel que le vivent les protagonistes.

 

Le shamisen est joué par les personnages, et donne à entendre comme l’écho des conversations que tiennent, en attente des clients, les prostituées : rêves, déceptions, taquineries.

 

Quartier disparu, né sous d'autres déguisements : un personnage de machiavélique (évident!) manipulateur, sous des dehors de bonté, asservit celles qu'il libère soi-disant de la prostitution, pour leur en imposer une sans protection. Ainsi se trouve établi le lien avec le temps présent, l'indifférente loi du profit prenant le pas sur l’attention aux êtres, aux conséquences de leur choix, ou de celui qu'on leur impose.

 

Comme dans Budo no namida et Sakurasaku, le sentiment d'évanescence donne un cachet de beauté à ces moments dont l'héroïne se défendait l'expérience.

 

À l'érotisme spectacle auquel l'héroïne se livre, en lieux de teintes chaudes, avec le rouge en blason, s'oppose un érotisme de la communication, en lumière bleue, où la lumière vient à peine dessiner le contour des corps.

 

Ici encore invitation à prendre en compte l'histoire des êtres, non pour l'utiliser, mais pour y saisir ce par quoi nous passerions nous-mêmes à côté d'un désir au nom d'un autre.

 

Saisons, fleurs, monde qui a la substance de l'eau (bain, canaux) : motifs millénaires de la poésie et du théâtre s'animent un instant et animent le spectateur, l'invitent à reconnaître ce par quoi, fluide comme l'eau, changeante d'expression  comme les saisons, Asagiri devient l'incarnation de la vie qui fleurit d'une victoire sans cesse à reconquérir.

 

 

 

 

 

Bokutachi no Kazoku de Yuya Ishii

 

 

 

Notre famillereprend la situation de Sakurasaku : les membres d'une famille semblent s'éloigner les uns des autres jusqu'à ce que la maladie touche l'un d'eux. Pour faire face à la situation, ils se disent ce qu'ils ont longtemps tu et coordonnent leurs efforts.

 

Première différence : cette fois, la mère est atteinte, et par un cancer du cerveau. Seconde différence : les références culturelles entre générations sont moins explicites que dans le film susdit. En revanche, les effets pervers d'une culture du travail et de l'endurance (gaman suru) sont illustrés, surtout par le père et l'aîné.

 

Mais ce qui me touche surtout, c'est qu'à ces éléments du scénario se greffe un usage des ressources cinématographiques en ce qu'elles ont de propre. Ainsi les objets deviennent par leur mutité et leur immobilité le faire-valoir des acteurs : par contraste, ils font ressortir l'émoi, les élans, les sautes d'humeur des personnages. Ils peuvent apparaître en eux-mêmes, source sur fond de pierre noire, béton d'un mur, ou, en avant-plan, à quelques reprises, ce poster d'Hawaï, en rappel d'un voyage de noces, qui est demeuré à l'état de rêve. Ou encore, des ensembles permettent de souligner la solitude des humains minuscules qui se déplacent le long de murs froids.

 

Un plan-séquence permet ainsi aux comédiens de libérer l'expressivité longtemps retenue et de la faire contraster avec l'impassibilité des murs ou d'un plan de porte close.

 

Dès le début, le passage de la ville dense à une campagne fort habitée, puis, plus loin, quelques plans de maisons alignées au cordeau, rappellent que le nombre renvoie non à l'idée de solidarité, mais à celle de solitude, chaque maison composant une cellule autonome ou semblant telle.

 

Le dialogue lui-même souligne le poids de tel mot, ou de tel objet, et la comédie naît, ici d'une situation pourtant dramatique, là joyeuse. Le comique fait passer la mauvaise nouvelle, mais exprime aussi le choc créé par la bonne, inattendue, même et surtout parce qu'on se consacrait à sa venue!

 

Le jeu des comédiens, fort juste, compte certes pour beaucoup, mais les situations sont colorées de ces choix esthétiques.

 

Hikikomori désigne ces jeunes gens qui s'enferment dans leur chambre pendant des mois. Kosuké, le fils aîné, l'a été. Mais dans ses efforts pour garder pour lui frustrations et inquiétudes, comme son père, il le demeure au plan psychologique, enfermé en lui-même. Ce que Sakurasaku montre de l'amnésie de son héros pour renvoyer à celle d'une société face à son héritage culturel, Bokutachi no kazoku l'opère à partir du concept d'Hikikomori pour faire de l’enfermement en soi la face cachée de l’harmonie sociale.

 

Le frère cadet, Shumpei, et la mère, Reiko, essaient d'ouvrir ce mur du non-dit, non sans en dresser un à leur manière : le premier, par son insouciance rieuse et brouillonne, la seconde par ses sorties avec des amies, qu'elle jalouse pour leur vie de famille soudée. Le culte du stoïcisme se voit ainsi dépeint en ses effets pervers.

 

Aussi bien que l'impassibilité, l'insouciance peut cacher l'inquiétude éprouvée pour ceux qu'on aime et constituer une parade pas toujours efficace contre le malheur qui les guette.

 

Film du présent nippon, ce n'est pas dans un sanctuaire que se réfugient les frères quand ils veulent faire le point : et pourtant, cette montée d'innombrables marches, comme elle rappelle, nombreux films japonais aidant, celle qui conduit à un torii! Mais il s'agit d'un point de vue, d'où l'on domine la ville : les protagonistes prennent ainsi, au sens figuré, de la hauteur.

 

Même la plongée sera utilisée de manière imaginative : sans doute crée-t-elle, comme il est courant, cet effet de menace qu'on lui associe, mais la dernière agit en contrepoint d'un moment d'espérance, et le souligne ainsi d'autant plus fortement qu'il n'est pas l'angle attendu.

 

Toutefois, le film renoue avec le sens de l'éphémère, et cette dernière plongée suggère que rien n'est définitivement réglé. De même, le motif national de renouveau, la fleur de cerisier, qui symbolise par son éclat et sa brièveté le samouraï, si elle fait écho à la tradition expressive classique, est immédiatement suivi d'une référence à « l’ailleurs », en l’occurrence à Hawaï : invitation à savoir réserver un temps de vacances pour le jeu avec les gens aimés.

 

Les silences musicaux s'ajoutent au traitement visuel des objets pour nous amener à centrer notre attention sur les mouvements et émotions des personnages. Aussi bien, lorsque la musique intervient, ce peut être pour annoncer une dissonance dans le rêve d'un personnage, ou au contraire la rencontre des désirs qui les projettent dans l'action.

 

En ce film, la caméra n'est point le seul prolongement d'un œil curieux, mais bien le moyen de traduire en rythme visuel la complexité des forces qui nous traversent.

 

L’instrument d’un cinéaste, en somme !

 

 

 

Tobe Dakota de Seiji Aburatani

 

 

 

Fly, Dakota, Flys'inspire d'un fait historique : le 16 janvier 1946, un Dakota britannique est forcé d'atterrir sur la côte de l'ile de Sado, à Takachi,  au nord-ouest de l'île de Honshu.

 

À six mois à peine de la fin de la guerre, le seul bruit de cet avion ne peut que rappeler aux villageois celui de ses prédécesseurs, des bombardiers. Les blessures physiques et morales de la guerre n'ont pas fini d'influencer idées et perception.

 

Le réalisateur tire du lieu, non seulement l'inspiration et le financement du film, mais aussi des données qui donnent au récit la cohérence et le rythme d'une fiction.

 

Ainsi ouvre-t-il le film avec des scènes de la mer en vagues réitérées battant une côte déchiquetée, l'hiver, en ce pays rude de climat, où la vie quotidienne, même en temps de paix, requiert endurance. Vie qui peut être si répétitive en ce qu'elle exige, qu'à leur insu, car elles gardent pour elles cette pensée, des jeunes filles rêvent d'imprévu : pour une fois dans leur vie échapper à la routine !

 

Il se trouve que Sado a, depuis les temps anciens, servi de lieu d'exil, donc de punition, mais aussi bien de repos, d'oasis pour les itinérants comme pour les empereurs. Ainsi, le thème de la fidélité à la tradition peut-il dégager de celle-ci un visage différent de celui de la face plus exaltée jusqu'à six mois auparavant : via le culte de l'empereur, insistance sur la loyauté qui fait de la mort pour la patrie le summum de la preuve d'amour.

 

C'est cette tradition-ci qui avait été enseignée à l'école. L'institution scolaire, six mois avant, faisait des Britanniques les ennemis de l'État et invitait au sacrifice de soi aussi bien qu'à craindre pour la vertu des femmes et des enfants qu'il faudrait cacher à l'occupant américain. En 1946, elle enseigne désormais que le Japon doit travailler à la paix avec les amis britanniques... Par là, le film se prononce sur le système actuel, puisque le premier ministre Abe invite à modifier la constitution. On continue à débattre sur la révision des manuels scolaires, voire des termes mêmes par lesquels on désignera les divers incidents de la grande guerre.

 

Pas étonnant que ceux qui ont été envoyés au front et ont vu leur camarade n'en point revenir ou eux-mêmes survivre, mais handicapés, pas étonnant qu'ils n' aient point le pardon facile. Pas étonnant que les mères revoient en ces jeunes Britanniques leur propre fils jamais revenus.

 

Le récit tisse donc finement des oppositions entre deux volets de la tradition.

 

Sado nourrit également, par la sauvagerie de ses côtes, par le sanctuaire aux escaliers sans fin, les danses et chants préservés, ces repères d'une vie villageoise où certes le qu'en dira-t-on joue, mais aussi l'esprit de solidarité.

 

La tradition apparaît ainsi comme riche d'interprétations, et le réalisateur tire du fait historique le fil de son optimisme : là où l'on se soucie du sort de l'être humain, plus que de l'idée qu'on se fait de ce qu’il devrait être ou de ce qu’on le croit être, là le contact peut devenir possible.

 

Que cela ne soit point inévitable, ces plans d'ouverture, avec vagues récurrentes, le suggèrent : ils sont repris à la fin. Et entre ces images de flots, des photos des vrais protagonistes de cette histoire reconstruite pour inviter les gens du présent à puiser dans l'histoire, certes, mais à choisir en elle ce qui interdira aux mères et aux femmes d'avoir à faire de la mort des fils et des amoureux une preuve de virilité et d'amour. Dans une scène où des paysannes font valoir la thèse souvent reprise depuis la guerre d'un peuple trompé par les militaires, le maire, exemple même d'évolution possible, exprime ce qui paraît, choix esthétiques aidant, celui des cinéastes : savoir reconnaître par où l'on est soi responsable.

 

Aussi bien, le film devient-il à la fois affirmation d'une fierté des gens de Sado d'avoir su surmonter le pire, que prière adressée aux spectateurs de rester vigilants.

 

La violence refoulée, le dépit, le ressassement, en vagues, peuvent submerger l'esprit de retenue. La sensibilité aux reflets dorés des flammes, au jeu du vent dans les cheveux inscrit nos émotions dans un cadre plus vaste que celui de la simple psychologie.

 

Sans doute aura-t-on un sourire, malgré le réalisateur, à voir au début l'avion ballotté comme une maquette, et peut-être trouvera-t-on que certains acteurs interprétant les Britanniques ont, quelques fractions de secondes, l'air de jouer, en contraste avec le naturalisme des acteurs japonais. Mais celui qui incarne Kiyoshi, tenté par le marché noir, me donne aussi l'air de jouer au dur... Toutefois, le jeu plus amateur des étrangers passe comme naturel dans cet environnement : un des sujets du récit est l'adaptation aux moeurs et à la langue. Manger du cru, ôter ses chaussures, apprendre à dire arigato...

 

Mais le premier handicap provient de tous ces deuils de parents et d'idéaux, toutes ces raisons d'avoir peur, qui rendent difficile la sortie de ces années noires de la guerre.

 

Le cinéaste privilégie, encore là fidèle à l'esprit des lieux, les ruelles à peine éclairées, les intérieurs où la dorure de fonds ou le beige des cloisons semblent vapeurs sorties de l'ombre. Et si la musique vient amplifier tantôt le sentiment de reconnaissance, tantôt celui d'impuissance, tantôt la majesté d'une situation, elle est ailleurs absente assez pour laisser à la parole, aux gestes mêmes toute leur expressivité. Les Britanniques ont ainsi, dans la rencontre de la parole et de la musique, instruits par l'air, occasion de reconnaître, sous les mots japonais, du familier. Cette scène où des enfants, moins complexes suggère-t-on, que les adultes, plus ouverts, chantent pour les hôtes prêts à partir, cette scène suggère ce qui a nourri les partis pris scénaristiques : équilibre de douleurs entre les deux nations, similitudes du travail de reconnaissance, invitation à saisir sous les différences imposées par l'éducation et les lieux ce par quoi s'exprime le rythme possible des hommes.

 

Le Dakota a droit à des égards, des plans qui le montrent en sa puissance, où il occupe tout l'écran; d'autres, où l'on peut apprécier les coups reçus à l'atterrissage, l'usure de l’âge, les pièces à reconstruire. Carlingue cabossée comme le corps de jeunes  blessés ou de société meurtrie... Baignant dans une lumière glauque, menacé de feux qui le font luire, l’avion devient comme une projection du corps des hommes, incarnation de leurs désirs de s'envoler. Accéder à l'imprévu, à mieux!

 

L'appel à l'investissement personnel ne saurait ici s'accomplir que dans un projet qui rassemble la communauté. Mais n'en est-il pas de faire voler un Dakota, comme de rendre réel un film?

 

 

 

 

 

 

 

Sanbun no ichi de Hiroshi Shinagawa

 

 

 

One Third, par le style et le milieu dépeint (club, pègre), se distingue

 

des autres choix proposés. Plans ultra courts, caméra aux déplacements rapides, voix souvent élevées jusqu'au cri, accélérés, ralentis aussi puisqu'ils mettent en évidence ou la souplesse exceptionnelle de l'acteur ou l'impact également exceptionnel des coups, tout est fait pour provoquer un sentiment de tourbillon. Mais cette accumulation de surprises dans les rebondissements de l'intrigue s'ajoute à ces traits de style pour avoir l'effet contraire : rien ne me surprend plus tant que dure la vitesse des passages d'une hypothèse à l'autre, d'un temps à l'autre, par flashbacks. Le plus vif des montages ici provoque en moi un effet de longueurs.

 

Trois voleurs se disputent le butin. Un réalisateur questionne notre rapport aux images, en nous faisant remonter aux préparatifs du vol.

 

Certains thèmes rejoignent ceux d'autres films japonais du FFM : allusion à l'homosexualité, ici avec un aspect machiste et sentimentalement juste, i.e. humain, en ce que la confiance entre amis ou amants potentiels est mise en cause. Mais surtout, comme dans la plupart de la sélection nipponne, on y aborde le désir de renouveau, cette détermination requise et toujours exaltée dans les films de gangsters.

 

M'a enchanté au début le traitement visuel : le piège, qui sous tend le récit, de celui qu'ourdissent les protagonistes à celui que la vie tient en réserve, ce piège dans le piège dans le piège, en poupées russes, se trouve magnifiquement incarné en des teintes de whisky, dignes du bar qui sert le huis-clos. L'éclairage donne une apparence de fonds marin à l'endroit où circulent hôtesses, clients, pègreux. Les supposés planificateurs ont l'air de dériver dans leur vie comme les méduses dans l'aquarium à travers lequel on les observe. À plusieurs reprises d'ailleurs, le décor suggère une cage de verre.

 

La caméra elle-même est un élément de l'intrigue, dans ce film qui commente ironiquement les fonctions du cinéma. Elle sert d'instrument de travail au chef de gang, pornocrate, mais aussi d'instrument pour le piéger : la caméra dite de surveillance, cet outil froidement observateur de ce documentaire absolu qu'est la scène filmée à l'insu des personnages, voici qu'elle induit dans le gangster un sentiment illusoire de vérité.

 

Les œuvres cinématographiques constituent la référence culturelle de base des personnages, aussi bien pour évaluer les chances de réussite de leur plan, que la pertinence de leurs valeurs. Il s'agit toujours d'Hollywood, et contrairement à Budo no namida, le réalisateur, tout en reconnaissant par des clins d'œil sa dette à l'endroit de Tarentino (comme son héros), s'en sert pour souligner l'aliénation des personnages. Mais il s'agit moins ici d'un aveuglement à sa propre culture cinématographique qu'à ce besoin de se calquer sur l'allure des autres et ce qu'on est à leurs yeux.

 

Autour de Ken, Koji, Shu et Maria se pose la question de la confiance et des espérances de chacun. C'est ainsi que, sous ses prouesses de virtuose, le réalisateur cache une réflexion désabusée sur ce rêve de renouveau : il laisse le dernier mot au gangster, quant à la pertinence de ce « rêve de réussite », qui viendrait à point nommé aux êtres capables de prendre les coups, de persévérer.

 

C'est le constat d'Hamlet sur l'état du royaume de Danemark. Mais ici ce n'est pas tout le Japon qui semble viser, mais bien un certain discours et un certain rythme de vie qui toucherait une part de sa jeunesse. À ce titre, le plein des images rejoint dans l'expression du vide d'une vie qui se borne aux apparences le dépouillement d'Hanayoi Dochu : le fait que ce dernier se passe dans le passé voile temporairement au festivalier la parenté de milieu dépeint.

 

Ainsi le festival permet-il de filer une réflexion entre chacun des films !

 

 

 

 

 

 

 

Tokyo : Koko wa Glass no machi

de Kazuhiro Teranishi

 

 

 

Tokyo : The City of Glassrepose sur deux idées fortes, très fortes même.

 

La première consiste à faire se croiser le commentaire des Confessions d'un masque de Yukio Mishima avec un récit contemporain de la vie d'un modèle homosexuel, Toru, triplement minoritaire en sa société : comme homosexuel, comme super modèle, comme jeune intéressé à l'oeuvre de Mishima. 20 ans plus tôt un autre homosexuel interprété par le même comédien androgyne de visage, s'était suicidé. Pourquoi, et en quoi les protagonistes de cette histoire participent-ils de l'histoire du modèle, c'est ce que, par retours en arrière et avancées dans la vie de Toru, nous découvrirons.

 

Cette structure aurait pu servir entre autres à donner une idée de l'évolution ou non de la place de l'homosexualité selon les époques impliquées. Cela est sacrifié au profit  d'un rapport souligné par la prof de littérature qui commente Mishima : celui de l'homosexualité et du narcissisme. Mais pas que...

 

  Le drame de ceux/celles qu'on désigne sous le nom de transgenre, autant pour les sujets que pour leurs parents, est également mis en jeu. Enfin, une autre minorité se voit impliquée : celle des Coréens.

 

On notera que la complexité des thèmes est respectée : là où il y a rejet, chaque fois, un motif autre que l'homosexualité est aussi évoqué : jalousie, rébellion du fils contre le père, etc.

 

La seconde idée forte provient du fait que l'intrigue policière, menée en marge de moments qui relèvent presque du documentaire sur le milieu de la mode, avec ses affectations, s'appuie sur les données précédentes. Je serais prêt à parier que, pour plus de la première moitié du film, le spectateur ne verra rien venir, de ce qu'il subodorera ensuite, jusqu'à un final dont Edogawa Rampo aurait aimé l'idée.

 

Mais ce scénario se trouve souvent affaibli par le traitement cinématographique. Ce dernier m'a paru inspiré davantage des manières dont romance, polar et eroguro font effet que de ce que le cinéaste tirerait de sa propre sensibilité aux moyens du langage du cinéma. Peut-être ici sa sympathie pour un milieu de la mode, si attaché à faire effet plus qu'à être le prolongement des mouvements intimes du créateur, l'a-t-il influencé?

 

Maniérismes narratifs des genres nommés. Ainsi du piano en off, sur les scènes érotiques, quel que soit l'amant (dès lors cela n'en dit -il pas plus sur le côté fleur bleue, assumé de l'auteur, aux dépens de la force dramatique?) : imaginons la même musique, mais cette fois mise sur un lecteur de CD par le protagoniste lui-même : la répétition ne serait-elle pas plus troublante ?

 

Ces scènes, même éclairées différemment, ne permettent en rien de découvrir ou des aspects nouveaux des caractères ou des actions provoquées en conséquence des rapports amoureux. Dans le roman de Mishima, l'évocation de telles scènes entraîne le passage à un état de conscience différent pour le protagoniste.

 

Aurais-je réagi différemment, si le spectacle des corps avait été celui de femmes? Justement : si oui, alors ce n'est plus la pertinence stylistique qui serait en cause...

 

Pour ce qui est du mode polar, le réalisateur reprend avec son héroïne les éclairages de type expressionniste. Pourtant de même que deux scènes érotiques auraient suffi à faire résonance avec le duo homosexualité et narcissisme, de même en étant plus sobre dans le nombre de plans à effet mystérieux, l'impact, sur moi du moins, aurait été le même.

 

Le réalisateur cependant trouve en d'autres moments le moyen de me faire oublier les clichés expressifs associés aux genres qu'il entremêle, pour réinventer à sa mesure son langage. Ainsi de ces plans récurrents des rues de Tokyo vues en mouvement, voies de communications, échos des affiches de bar, ou encore de la marche dans la foule d'un festival, avec ses étals colorés : vitesse et nombre deviennent à la fois symptomatiques d'un vif désir de communication et de ce qui la rend impossible : accumulation de sensations, de rencontres, vitesse des échanges.

 

Le parallèle entre le texte lu par la prof, sur le baiser du narrateur des Confessions à sa cousine Sonoko, éclaire avec justesse celui de Toru à une hôtesse. Là où il s'attache aux différences qui se dessinent sous les ressemblances, le récit gagne en puissance.

 

L'ouverture du film, avec, dans un cadre cérémoniel, ce portrait du Martyre de Saint-Sébastien, si central au roman et à la vie de Mishima, plan suivi de celui d'un suicide, suivi lui-même d'une scène érotique, plaçait hautes mes attentes, à la fois par le rapprochement des thèmes et par le climat créé par la succession de lieux aux éclairages si divers. Certainement la richesse thématique, les idées scénaristiques attestent d'un potentiel de conteur du réalisateur : viendrait-il à tirer des scènes imaginées le langage par lequel les rendre telles que seul le cinéma, son cinéma, peut le faire, il devrait captiver notre attention. Plus court, éliminées certaines répétitions, ce Tokyo: ville de verre n'aurait-il pas plus de force?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Hommage à Michael J. Werner

 

 

 

Parmi les films présentés dans le cadre d’un hommage à Michael J. Werner, on trouvait Norwei no mori de Tran Anh Hung (La Ballade l’impossible), dont nous avons rendus compte à« Balade d’Haruki Murakami à Tran Anh Hung», in panoramacinema.ca, avril 2011, et Tokyo Sonata, commenté à « Du deuil à la renaissance: le Japon au FNCM 2008» shomingeki.de.

 

 

 

Kommentare: 1
  • #1

    Deepak Massand (Sonntag, 14 September 2014 17:39)

    J ai lu votre article; je suis tres impressionne; j ignorais que vous Etes un journaliste tres implique dans la critique du cinema japonnais. Felicitations et Merci beaucoup de m informer. Nous nous rencontrerons la prochaine annee .
    Salutations et Bonne Chance
    Deepak Massnd (Jeroimo)