Un vieux fou de cinéma japonais à Fantasia 2015

par Claude R. Blouin


Etre avec des gens qu'on aime, cela suffit; rêver, leur parler, ne leur parler point, penser à eux, penser à des choses plus indifférentes, mais auprès d'eux, tout est égal.

La Bruyère

Un vieillard fou de cinéma ne peut que regarder avec frémissement le menu de films proposés par Fantasia en 2015, une vingtaine en provenance du Japon, et ce, même si l’horreur, le gore, l’hyperbole ne sont pas tout à fait ses tasses de thé. Il se dit qu’il lui faudrait voir au moins un des trois Sion Sono, parce que c’est un cinéaste qui poursuit avec constance son exploration des forces en jeu sous le masque de sérénité et d’harmonie des mœurs nipponnes, le Zeze en souvenir du Chant de Garuda, controversé, le Takeshi Kitano parce qu’il aime bien voir les variations auxquelles se livre ce fils du Japon populaire, le Mamoru Oshii, parce que sa science fiction saisit le pouls des angoisses présentes. Et puis il voudra se réserver une place pour quelques découvertes d’auteurs à lui inconnus, question d’entrevoir par eux ce qui peut préoccuper les jeunes générations d’un Japon qu’il n’a plus vu depuis dix-huit ans.

Il attend beaucoup de Miss Hokusai, à la fois parce qu’il avait apprécié le précédent Colourful, du même Keiichi Hara, mais surtout par intérêt pour le sujet : la référence à une femme peintre, fille d’un des peintres les plus connus en Occident. C’est ce film surtout qu’il ne veut pas rater. Redoute d’avoir à en écrire, comme ça, comme il fait depuis quarante ans, lors des festivals, dans la foulée d’un seul visionnement, en quelques heures. Être juste et dans le propos et dans le ton, et de manière à n’être point trop redondant au regard de tout ce qui s’écrit ailleurs. Encore que telle redondance parle en elle-même d’une époque…

Vieillard fou de cinéma face à celui qui se dit fou de peinture, eh !eh !

Vieillard en tout cas, si pas fou, assez lassé de l’énervement inhérent aux festivals, à la frénésie si enivrante quand on en a l’énergie, usante quand elle s’éloigne… Alors il dose, le vieillard, choisit quels films à voir en salle. Pour les autres ? Saucette, une fois la semaine à la vidéothèque du festival. Petit écran pour ces films. En tenir compte dans l’analyse. Imaginer ce qu’il manque de voir ainsi l’œuvre, miniaturisée. S’attacher plutôt à ce que le petit écran permet de saisir.

Il a une pensée reconnaissante pour les responsables de la presse, empressés, c’est le cas de le dire, de lui faciliter l’accès aux films qu’il souhaite voir. Vraiment, rien à redire de l’organisation.

Et pour que le lecteur éventuel ne soit pas dupe des conditions de visionnement, il devra lui signaler quels films ont été ainsi vus sur écran en salle de cinéma, question d’épargner les attentes et les courses en ville et les projections trop tard le soir pour les capacités d’un vieux qui exagère peut-être sa vieillesse.

Place au cinéma.

Et se rappeler que l’obligation qu’il s’impose d’écrire ne doit ni affecter le plaisir de la découverte, ni la reconnaissance de ce plaisir second, celui de prolonger par l’écriture l’exploration des traces laissées par le visionnement.

Car telle est sa conviction : l’usage d’un film peut déborder du plaisir pris au moment de sa réception, devenir occasion d’un acte de reconnaissance.


Appréciation globale des films vus


Les deux films d’animation, Miss Hokusai et The Case of Hana and Alice, ont enchanté le vieux fou de cinéma japonais.

Parmi les autres films vus à cette édition de Fantasia 2015, son coup de cœur va à Nowhere Girl, car c’est celui qui l’a le plus emballé et dérangé dans ses convictions.

Mais 100 Yen Love l’impressionne aussi bien par la performance de l’actrice que par la manière dont le cinéaste fait participer le spectateur au rythme de la vie de l’héroïne. Ryuzô and the Seven Henchmen l’a fait rigoler en lui rappelant qu’il était bien un vieux, fruit d’une génération, tout comme ces vieux nippons. The Strayer’s Chronicle l’a surpris par la densité du questionnement et la manière dont la science fiction y devient regard oblique sur un des enjeux spécifiques à notre temps : la manière dont l’humanité saura gérer ou pas sa capacité de défier les contraintes naturelles.

Si ces films se distinguent à ses yeux, les autres ont leur vertu. Tag ne l’a pas laissé indifférent, en particulier par la pirouette de scénario qui donne son unité à des vies en apparence éclatées ; Poison Berry in My Brain de même, qui est comme une variation sur la narration, et à ce titre suscite la comparaison avec Tag, sans perdre pour autant son intérêt spécifique, plus en phase avec les caractères du film de genre. Haruko’s Paranormal Laboratory, sans l’emballer, ne lui a pas paru dénué d’intérêt par sa mise en cause de l’image : en cela, ce film demeure en continuité avec une des thématiques dominantes des films analysés, avec le primat des personnages féminins combatifs et conscientes de leurs potentialités.

Il faut rappeler qu’il s’agit ici de neuf d’une vingtaine de films choisis par le comité du festival : ces thèmes révèlent aussi bien leurs attentes que celles, implicites, du vieux fou.

Les deux premiers films analysés ont été vus en dernier, en salles combles, dans l’ambiance festive de Fantasia, avec son public démonstratif et d’âges plus variés que par les années passées pour ce qui est de Miss Hokusai. Commencer l’article par eux, surtout celui d’Hara, qui a ouvert le festival, c’est donc partir de ces moments où le fou de cinéma japonais voyait les œuvres au milieu d’autres fous !

Et non plus dans le retrait d’une vidéothèque, ou, comme un hikikomori, dans l’intimité de sa pièce de travail. Ce qui colore sa réception des films, puisqu’elle n’entre plus en résonance avec celle d’un public, devient plus proche de la lecture que du spectacle..


Sarusuberi de Keiichi Hara


De ce Miss Hokusai (le titre japonais signifie Lilas d’été, s’écrit avec les caractères 100, soleil, rouge), le vieux fou de cinéma japonais espérait que cette fille immédiate de l’estampe qu’est l’animation allait donner un éclairage senti de l’œuvre du vieillard fou de dessins, certes, mais aussi, une idée de la participation à l’œuvre du père et de la création propre de la fille du peintre, O-Ei Cette artiste était éminente en une époque où les femmes étaient peu non à peindre, mais à en faire profession. Cette représentation sera-t-elle différente de celle du roman si prenant et alerte de Katherine Govier, La Femme Hokusai (Québec Amérique), ou du documentaire Onna Hokusai (accessible par internet, en japonais) ?

Si les mangas d’Hokusaï sont si prenants, c’est que l’impression de mouvement triomphe de la fixité des traits et de la feuille qui les supporte. Le peintre y défie l’inertie propre à son médium pour célébrer le mouvement. L’animateur, par la mobilité, que donnera-t-il à voir, que gardera-t-il de l’épaisseur des traits, empruntera-t-il à ses modèles ou interprétera-t-il ?

Célébration : voilà le mot qui vient à l’esprit quand on pense aux deux peintres.

Se dit le vieux fou de cinéma japonais.

Radoterait-il ?

Alors, au film ! Au film !

Célébration il y a. D’abord sous forme d’hommage à la créativité des Japonais de la ville d’Edo, depuis devenue Tôkyô. Bento, clochette censée rafraîchir de leur son né du souffle du vent, kimonos divers selon les métiers et les milieux. Edo, ville de canaux : l’eau omniprésente annonce cette sensibilité au monde flottant, à l’ukiyo, que l’on retrouve dans l’expression ukiyoe : celle-ci désigne justement le type d’œuvres auxquelles appartiennent tant d’estampes d’Hokusaï.

Mais justement ! Le film ira-t-il au-delà du plaisir de voir en mouvement un écho des images fixes du peintre, de retrouver les vagues d’eau et de foule rendues célèbres par le vieillard fou de dessins ? Hara échappera-t-il à la première critique faite par le père à l’endroit des œuvres de sa fille : elle peint bien les femmes, mais pas les hommes, faute, sous entend-il, de les connaître. Alors elle se borne à imiter ses propres représentations des mâles.

Hara n’a pas non plus expérience de cet Edo de 1814, il ne la connaît que par des documents, et les estampes d’Hokusaï, qu’il risquerait de prendre comme modèle, comme sa fille imitait ses portraits d’amants ou d’hommes de passage.

Le cinéaste contourne cette limitation, car il s’appuie sur les caractères du dessin animé par opposition à ceux de l’estampe évoqués ci-dessus. Ciels d’un bleu presque transparent, où du rose apparaît, ciels sur lesquels une caméra semble glisser, suggérée par le jeu des dessins mis en mouvement. Variation des teintes, passage aveuglant de l’estompé à la blancheur de la neige. Au-delà de l’imitation du réel, le cinéaste nous entraîne dans le rythme de l’imagination, utilise le pouvoir de l’animation d’unir dans la même réduction à deux dimensions le fantôme, le rêve, l’hallucination et le réel. Et là, Hara parle bien d’expérience ! Mouvantes teintes et lignes qui se développent témoignent de cet étonnement d’être qui fait du sensuel un artiste, à la fois capable d’une expérience sentie, ressentie et apte à en saisir le mouvement, à le traduire, ici en ligne et mobilité.

O-Ei ne sera ni laideronne, ni rouage simple de l’atelier, dont la marque serait le nom « Hokusaï ». Ce qui, selon le documentaire susdit, serait une des explications de l’occultation d’O-Ei de la mémoire collective pendant tant d’années. En 1814, on lui reconnaît déjà du talent, et on la trouvera belle ! Mais cela compte moins que la passion de peindre et l’attention que, bougonne et critique de la froideur de son père pour sa sœur Nao, elle porte à son travail et à ses conseils. Le progrès de la conscience qu’elle a d’elle-même comme femme va de pair avec celui de son art, qui dépasse la maîtrise technique qu’on lui reconnaît déjà. Elle s’applique donc à faire passer l’expérience de la vie au filtre de son métier.

Le deuxième conseil de son père l’invite à aller au bout du processus de création, du monde qui en naît. Et non à s’en tenir à la fébrilité de la découverte de l’univers qui naît sous le pinceau : fait-elle apparaître des démons ? Qu’elle n’oublie pas l’autre versant de l’opposition, la présence du divin ou de forces d’apaisement à côté de celles qui suscitent la terreur. L’équilibre est un dynamisme, ainsi que l’héroïne du film d’Oshii, analysé plus loin, devra le reconnaître.

Il s’agirait donc pour l’artiste de faire le tour des possibles, ce que Hara faisait déjà dans son précédent Colourful, portrait d’adolescence avec ses humeurs contrastées, se refusant au seul noir ou à la seule fin allégée. Ainsi la haine de la mort, la révolte froide contre la cécité, qui est absolue négation de la tentation de prendre la peinture pour plus qu’elle ne serait, l’impuissance du père face à la maladie de sa fille, sa culpabilité aussi, il serait mensonger de s’y tenir sans faire leur part aux enchantements du quotidien, aux sens du toucher et de l’ouïe avivés chez l’aveugle, à la possibilité, donnée à quiconque sait consentir à reconnaître l’ensemble de ses pulsions, de s’abandonner au rythme qui régit le rapport entre les êtres.

En cela Hara serait-il dépendant du manga dont le film est l’adaptation ? Il accorde. Avec sa scénariste, une grande importance aux épisodes avec Nao, la petite fille aveugle : n’est-elle pas vivante limite au pouvoir du père ? Par elle l’importance de tous les sens pour le peintre lui-même, et non la seule vue, ressort. Surtout O-Ei mûrit du simple fait de regarder sa soeur, de tenter de se mettre à sa place : l’aveugle lui apprend à voir ! Et à voir cela même qui rend si magnifique l’album Manga d’Hokusaï : le mouvement ! La vie. Inserts d’insectes ou d’oiseaux, certes, déploiement des formes en ombres et contours différents quand l’animal ou l’être apparaît de sous la surface derrière laquelle on le voyait. Ici, Hara fait ce que le peintre ne peut, le glissement d’un état à l’autre, la métamorphose non point fixée, mais en devenir, sous nos yeux.

Mais autre moyen inaccessible au maître de l’estampe : le son. Contraste entre ce qui est dit par les personnages et la narratrice et ce qui est montré, usage du tintement de clochettes, de craquements, de bruit du vent ou du souffle tantôt off, tantôt dans le champ, manière de donner à représenter ce qui échappe à la vue, tout cela rappelle ce que peut l’animation pour l’exploration des entre deux de la connaissance, de la lucidité.

Dans Colourful, on trouvait déjà ce souci de rendre compte des ombres et des lumières, du jeu des pleins et des vides, du yin et du yang, non pas simplement en opposant mâle et femelle, mais en peignant chacun des personnages, même secondaires, avec cette attention à le montrer animé par ce mouvement entre deux pôles. Ne peut-on y voir un signe que l’artisan qu’il aime se dire être, plutôt qu’artiste (voir entretien du Devoir du 24 juillet) approfondit son exploration de la vie par le médium, de celui-ci par ce que l’expérience lui apprend, ainsi qu’il le montre encore dans Miss Hokusaï, par le personnage d’O-Ei, par sa manière de jouer des composantes de l’image, du dialogue des sons avec elles ?

L’érotisme, si lié au duo, à la mythologie construite en Asie autour du yin et du yang, sera d’abord nommé plus que montré : un dessin aux parties génitales remplacées par du blanc survient. Et alors qu’on croit ainsi seulement digne de suggestion ce qui constitue un des traits forts du talent d’O-Ei aux yeux de ses contemporains, voici que nous sommes à Yoshiwara, quartier réservé au commerce de la chair. Et voici l’initiation en compagnie d’un éphèbe travesti : l’expérience qui manquait, quelle était-elle, sinon, outre le mélange de curiosité et d’effarement, celui, tiens, qu’exerce le feu sur la jeune femme, celle du poids de l’homme ? Et précisément, n’est-ce pas là le défi de qui a la passion de s’exprimer : dépasser les limites imposées au médium pour suggérer ce qui lui semble interdit ? Ici, en deux dimensions, par la grâce du tracé à l’encre, comment exprimer ce poids ? Dessiner, en plan fixe, immobile au sein de la fluidité des plans qui l’encadrent, le kimono de l’amant, vu en plongée absolue, manches en croix, couvrant la jeune femme.

Ainsi Hara répond-il à la deuxième exhortation d’Hokusaï à O-Ei.

« Il est grand temps que tu fasses tes propres œuvres », recommande-t-il enfin. Nourri des estampes d’Hokusaï et d’O-Ei, du manga de Hinako Sugiura, Hara nous montre un peu avant la fin une œuvre qui est le fruit de cette recommandation : dans un style personnel, distinct de celui du père, elle met en scène une petite fille. Ne peut-on penser que, pour Hara, ce tableau a peut-être donné naissance à la découverte du style singulier comme animateur, par lequel il ferait sienne cette Miss Hokusaï ?

Ainsi le film par lequel Fantasia ouvrait son édition 2015 annonçait-il la récurrence dans les films japonais, du moins ceux que j’ai retenus, d’une méditation sur la fonction de l’art et surtout les conditions de sa genèse. Et sur la puissance des femmes : revient l’invitation à ce que tous sans doute la reconnaissent dans la totalité de ses manifestations et à ce que chacune s’engage, soutenue par les hommes de son entourage qui font le parcours équivalent pour eux-mêmes, dans la quête de ce rythme susceptible de faire de chacune l’incarnation, en une forme unique née de la diversité de pulsions reconnues, du miracle d’exister.

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Haruko Chojo Gensho Kenkyujo de Lisa Takeba


Haruko’s Paranormal Laboratory multiplie les bonnes idées. Le ton burlesque toutefois ne suffit pas à enlever l’impression de longueurs : répétition de situations cocasses, scène de disco qui s’étire, du moins aux yeux d’un vieux fou qui, pour ne pas détester la fantaisie, ne l’y trouve plus ici. Mais surtout le sérieux des thèmes abordés se trouve sapé par l’aspect bon enfant du trucage par lequel nous est introduit Monsieur Télé. La tête d’un acteur encastré dans une télé perd vite de son impact comique, et comme métaphore aurait gagné à passer par le dessin animé : l’identité de traits dépeignant le fantastique et le réel aurait facilité l’adhésion du vieillard à ce qui constitue, par ailleurs, une amusante invitation à questionner plusieurs niveaux du rapport que l’homme moderne entretient avec l’image.

Le film se moque de notre asservissement aux rôles. Otsuki exprime dès le départ sa déception face au père, déception qui s’étend à toute l’humanité : on reverra cette pique sur la place laissée par la figure paternelle dans d’autres films présentés au festival. Ainsi la télévision offre-t-elle à un premier niveau une compensation à la solitude, compensation qu’Otsuki n’attend plus des humains.

Si la télé est objet de son amour, elle devient aussi écran où se projette le fantasme féminin de voir le mâle en son rôle à elle, motif, rappelons-le, qui explique que dans les années 1970 des femmes aient tant contribué à créer des mangas mettant en scène l’homosexualité MASCULINE ! Vaut mieux ici laisser au spectateur le soin de découvrir les diverses facettes de ce fantasme, dénoncé pour être tel : la cinéaste souligne avec humour comment l’inversion des stéréotypes ne ferait qu’enfermer hommes et femmes dans leur incapacité à trouver le rythme pourtant perceptible qui leur permettrait de danser leur vie.

Troisième niveau : la télé nous inonde de ce qui, censé nous divertir ou nous instruire, relèverait d’une niaiserie dont la cinéaste estime manifestement que le spectateur n’est pas dupe. Cette accumulation de ce qui est censé être extraordinaire aboutit à une saturation qui rend imperméable à toute surprise. Les marginaux, tous ceux qui échappent au conformisme, ne réintègrent la communauté humaine paradoxalement qu’en jouant à être des monstres, gens du spectacle. L’irruption du fantastique dans la vie reste en-deçà de ce que la télé donnait à espérer ! Il y aurait donc affadissement du sens d’émerveillement, suite à la surenchère de l’exceptionnel. Bien des films recensés ici mettront un tel sens au cœur de ce qui permet au désir de vivre de triompher de la douleur, voire du désir de mourir.

Enfin, gavée de scénario de SF par lesquels l’adolescente qu’on voit en retours en arrière récurrents cherche à échapper au plat réel, à l’absurdité de la vie, Otsuki retrouvera son sens de l’émerveillement dans un cadre naturel : si l’image relève du cliché, branches de cerisiers sur fond de montagnes, elle se trouve revigorée de n’être plus image, mais expérience par laquelle l’héroïne se sent en continuité avec ce rythme naturel.

Et la fin renoue avec le début en le renouvelant par ce qui a été vu depuis. S’ouvrant par le procès du père et de la famille, il s’achève en éloge de celle-ci, car aussi imparfaite soit-elle, elle demeure ce par quoi Otsuki se sait connue pour imparfaite, et aimée quand même.

Par ce film, Lisa Takeba propose une visite dans son laboratoire cinématographique, au milieu des cornues, avec le jeu des essais et des erreurs, jeu sans lequel aucune œuvre ne peut naître !


Riaru Onigokko de Sion Sono


Tag : Que veut dire ce titre traduit ? Évoque-t-il la marque, le graffiti ou le jeu de poursuite ?

Le vieillard fou de cinéma japonais, à voir le début du film de Sono, trouve les trois sens pertinents. Et celui du titre japonais, également qui oppose le mot réel (riaru) à diable (oni).

Le récit s’ouvre sur des plumes blanches sur fond noir, elles reviendront, puis une seule en leitmotiv. Légèreté de notre destin. Blancheur de notre virtuelle pureté. En contraste rouge du sang, qui colorera du cercle solaire du drapeau japonais la plume qu’il rougira entièrement…

À cet usage du blanc et rouge, couleurs si importantes dans la culture classique nipponne, si liée au shintoïsme, se joint ce sens de présences spirituelles hantant les forêts, sens exprimé par le double jeu de travellings et de plans d’ensemble d’un Japon des étendues sauvages. Le cinéaste tantôt nous place du point de vue des forces démoniaques (et là, le petit écran ne gêne pas l’identification aux forces menaçantes), tantôt du point de vue des élèves, de leur fragilité et petitesse, compte tenu de la grandeur de l’espace sauvage qui les entoure (et là, le vieux regrette n’être pas au cinéma).

Mais ce sont plutôt les éléments de culture populaire actuelle que Sono utilise en ce film/collage, qu’il consent à voir comme tel plutôt que comme une histoire. Les icônes du manga, du jeu vidéo reviennent, à commencer par ces jeunes adolescentes en uniforme à jupette ultra courte, festival de culottes blanches révélées par le même vent qui s’associe à la force qui menace l’héroïne, Mitsuko.

Puis il y a l’école elle-même, comme lieu physique avec ses salles de classe et ses corridors, lieu d’affirmation de soi ou de harcèlement, et les vacheries entre étudiantes, la solidarité des amis, la compassion suspecte des enseignantes qui manifestent enfin leur véritable envie de domination. Il y a aussi allusion à l’opposition entre le sentiment d’impuissance politique, la fatalité du « shikata ga nai », non dit, suggéré, et la possibilité de modifier le destin par l’improvisation, la sortie du rituel et des habitudes, à laquelle invite le personnage de Sur.

Sommes-nous bien dans la représentation de cet âge des mutations brusques d’humeur associées à l’adolescence, avec ce sang de victimes, ce sens de dramatisation que le cinéaste pousse à la caricature avec les corps dépecés, éclatés ? Ou ne sommes-nous pas dans l’univers du fantasme masculin, avec son rêve de filles inaccessibles ou virginales ou menaçantes ou lesbiennes ?

Ainsi serait-ce un rêve cette ouverture en massacres ou bien le produit de l’imagination de la jeune poète Mitsuko ? Celle-ci serait-elle, plutôt qu’amnésique, tout simplement folle ? Avec sa triple personnalité, ses avatars qui la troublent elle-même à ne plus savoir qui elle est ?

Son amie Aki reste bien cool devant le constat de l’amnésie de son amie, amante dit-on. Le scénariste se serait-il facilité la vie, et le réalisateur la sienne, en maintenant l’héroïne en course, en jouant de travellings à direction qui change brusquement, pour faire oublier au spectateur tout ce que le récit a d’invraisemblable, même dans le cadre du fantastique ?

Mais non, il s’agit bien d’un film de Sono, avec son attention féroce au contraste entre rituel et puissance de vie, entre douceur attendue et férocité libérée. Mais il s’agit aussi d’une réflexion détournée sur notre rapport au jeu et à la fiction.

Voyez cette arme à l’avant-plan avec ces cibles mouvantes au lointain, et ces courses, encore et encore, et ces plongées qui nous projettent bientôt le long d’une rive où courent les protagonistes. Il n’y a pas que le fantasme masculin qui se trouve ici mis en scène, mais la réalité d’un de ses modes de représentation. Et cela au point que le titre japonais du film se trouve inscrit sur un poster que Mitsuko découvre dans une ruelle. Le spectateur se retrouve dans la logique du récit, fut-il surréaliste. Du récit propre à la culture actuelle, celle du jeu vidéo, véhicule premier de fiction pour les spectateurs de l’âge des collégiennes.

D’ailleurs la variété des types de musique, en genres comme en origine, relève de cette culture populaire. De même l’usage quasi attendu des instruments à cordes pour inspirer suspense et montée dans l’horreur. Ainsi le film retrouve-t-il le rythme visuel et musical d’un mode de narration auquel je suis étranger. Mais auquel je n’échappe pas, tant il y a désormais, du manga au jeu vidéo au cinéma, échange.

Autre indice de cette réflexion dont le récit est porteur : le surnom d’une autre amie que l’indéfectible Aki. Si celle ci apprend à Mitsuko une leçon souventes fois méditée en ses films antérieurs par Sono, celle de l’association de la force, de la disponibilité à se défendre en attaquant, c’est bien sa camarade Sur qui donne une première clef pour permettre au vieillard peu adepte de gore, sans connaissance pratique du jeu vidéo, de s’accrocher, de recevoir ce condensé des formes et des thèmes proposés aux Japonais, et qui leur donne une identité. Elle s’appelle ainsi, Sur, parce qu’elle est tenante du fait que le monde est surréel. Et cette surréalité devient norme.

Ah !oui ! se dit le vieillard fou de cinéma japonais, mais ce n’est pas une raison pour tout brasser, car si tout est possible il n’y a plus de surprise. Voir Haruko’s Paranormal Laboratory. Sans structure pas de rébellion, pas de sens, vous dis-je, et le voici, ce vieillard, à se laisser porter à nouveau par les tropes du récit de la culture populaire. Le voici à avoir, en plein visionnement, le temps d’un discours parallèle sur la réalité et la fiction, leurs rapports.

Et Sono l’a vu venir, qui fait intervenir le sujet dans le dialogue.

Et voici que devant ce condensé des clichés ou formes prescrites de la culture populaire, celle qui est précisément faite pour flatter l’attente de ceux surtout, mais aussi de celles qui la consomment, le spectateur accompagne en son périple l’héroïne à triple identité, qui n’a pas trouvé la sienne. Pour l’atteindre elle doit recourir à cet autre code bien enraciné dans l’imaginaire nippon, celui du hara-kiri. Mais ce qu’elle sacrifie c’est l’image d’elle-même, celle du rôle où ses collègues la cantonnent, celle qu’on aimerait la voir adopter, collégienne candide et pure, mariée étincelante et virginale, sujette à des violences soudaines malgré tout. Les stéréotypes en lesquels tout mâle joueur ou exclusivement nourri de jeux vidéo limiterait le personnage des femmes.

Qu’advient-il quand le masque posé est pris pour le visage réel ? Quand il n’y a plus de jeu entre rôle et identité, sentiment de soi et acceptation d’être tel que le définit autrui ?

Dans les dernières vingt minutes du récit, le spectateur québécois, le fou de cinéma japonais, le réfractaire au gore, se dit : Sono nous parle donc d’un mode de fiction où distanciation est restreinte et l’interaction, soi-disant, intensifiée. Mais surtout il trace, en mâle, la nécessité de libérer notre imaginaire d’attentes préétablies face aux femmes qui nous entourent, de reconnaître la réalité de nos attentes, de ne point enfermer dans un rôle qui les rendrait sourdes à leurs siennes propres, nos compagnes.

Sono féministe ? Non pas seulement, mais surtout hostile à toute réduction de l’être humain à une marque, à un mot, à un tag !

À tout oubli des démons qui nous soufflent nos élans.


Tôkyô Mukokuseki Shôjo de Mamoru Oshii


Avec la bande-annonce de Nowhere girl, nous retrouvons l’école comme lieu d’aliénation. Non plus poète, mais douée en art, l’héroïne paye son caractère d’exception par une marginalisation, un forme de tribut à l’esprit de groupe qui se forge à ses dépens. Là où Sono nous faisait passer de l’hécatombe à la solitude, Oshii instillerait la terreur en opposant la quête de beauté à l’expérience de la laideur, la sérénité à l’horreur.

Voyons quel rythme le film communique au vieillard fou de cinéma japonais et peu adepte du cinéma d’horreur, mais qui garde des souvenirs émus de l’art de Mamoru Oshii en ses animé : exprimer par les décors et les mouvements des personnages celui de l’esprit perdu dans le labyrinthe des pensées émues, des émotions pensées.

L’ouverture du film joint concerto doux de Mozart, déplacements lents de caméra, travelling circulaire enveloppant. Autant le visage de l’héroïne manifeste froide détermination, colère face à son insomnie alléguée, autant entre silence et mouvement plus normal, on navigue comme entre deux eaux. Oui, nous retrouvons le milieu scolaire, mais contrairement à la plupart des films commerciaux japonais qui le choisissent comme lieu d’action, ce ne sont pas les activités parascolaires qui deviennent occasion de révélation sur soi, mais la classe elle-même, celle d’art.

Avec amour, suis-je tenté de dire, le cinéaste prend le temps de cadrer chevalets, modèles en plâtre de la statuaire grecque, instruments de peinture et de dessins, espace dégagé de l’atelier. Il salue le travail de détail, le doigt qui effleure le fusain pour en adoucir la trace.

Mais vers quoi nous entraîne cette exploration en demi-teintes de l’état d’esprit d’une élève victime d’un choc post-traumatique dont on ignorera l’origine ? S’agit-il de nous faire partager l’effort immense qu’elle doit faire pour contenir sa rage ? On pourrait le croire à voir au ralenti la violence qu’elle dégage pour échapper à tel professeur. Et celui-ci, de quelle nature est son attention ? Se lirait-il en elle, pour oser dire qu’il n’est pas dupe de ce qu’elle dit ? Devrait-on plutôt endosser le point de vue de la femme médecin, qui croit en elle, comme le directeur de l’école ? Pourquoi au juste aide-t-on ? se demande-t-on. Se demande aussi l’héroïne.

En vérité, la forme du film épouserait plutôt le rythme de qui se disposerait à écouter une telle élève, s’efforcerait par imagination d’entrer dans sa vision du monde, saurait bien qu’il ne le peut tout à fait.

Le retour du concerto de Mozart, des ralentis, de cette image dont une partie souvent est hors foyer nous maintient bien dans cet entre deux qui trouve son point d’aboutissement justement avec la séquence de l’héroïne nageant entre deux eaux. Puis, tout bascule après le retour à la normale, le retour des règles absentes depuis des mois, suite au stress. Serait-elle guérie, en voie de guérison ?

D’où viennent alors ces lettres en rouge sang qui apparaissent en animation sur le mur, puis ces affiches avec étoile noire sur fond rouge, puis ces soldats caucasiens… On en avait bien entrevu un, manifestement en train d’agresser une fille, mais c’était de dos, rien ne révélait son identité raciale.

En une chorégraphie qu’il faut bien reconnaître splendide, si habile qu’elle rend crédible la force de la jeune fille, celle-ci s’en prend aux soldats d’une armée d’invasion. Et dans cette opposition aux étrangers elle découvrira sa solidarité avec ces mêmes filles qui la marginalisaient.

Sommes-nous dans l’hallucination définitive ? Ou dans la vérité du cœur humain, féroce, en lutte toujours ? Serions-nous nous passés de la paranoïa au réalisme ? Rien dans le film au début ne le situe ni le date historiquement, sinon par l’uniforme classique des écoles japonaises. Aucun référent à l’esthétique, aux œuvres « typiquement » nipponnes, ce qui, dans un film où l’art joue un tel rôle, devient significatif. Le bâtiment est vieux, rappelant l’architecture de l’ère Taisho (1912-1926), vétuste et fragile aux dires des profs, et fortement ébranlé par des secousses sismiques, qu’on pourrait aussi bien attribuer un temps à une puissance du type poltergeist ! Mais non, le récit insiste sur les secousses de la terre : nous sommes bien géographiquement au Japon.

Le titre japonais explicite que Tokyo est bien le lieu de l’action, mais il s’agit d’une uchronie si l’invasion est réelle, ou d’une hallucination, signe d’une fausse réconciliation dès lors, si l’Histoire le cède à celle que se raconte l’héroïne. Nous la verrions alors telle qu’elle s’imagine.

En vérité c’est aux soubresauts de l’esprit de l’héroïne qu’on est convié surtout.

Avec cette distance toujours, ce sentiment que nous l’imaginons telle qu’elle s’imagine.

Les deux premiers tiers nous bercent ainsi en un temps suspendu. Ici, plans longs, caméra fixe, qui établissent l’égalité des êtres, hommes comme pommes et bouteille d’eau, en natures mortes faites selon les lois du cinéma : un brin de mobilité pour suggérer la puissance sourde du temps ou de la vie. La poignance des choses (mono no aware). Là, très lents déplacements qui révèlent que la solitaire ne l’était pas dans la pièce : un regard attentif ou interrogateur l’embrassait, à son insu. Au nôtre également, le temps du travelling.

Lenteur aussi pour traduire la formidable puissance de refoulement requise pour contenir la colère qui gronde en cet être volcanique : voyez ce que spatule, balai peuvent devenir ! Quelle guerrière en puissance se cache sous la dessinatrice, et surtout, comme la sculpture lui convient, et marteler, et cisailler, et découper, et harnacher.

Par petites touches, le vieillard fou de cinéma, ancien prof, se trouve confronté à la question qui ne le quittait jamais, du temps où il enseignait : pourquoi aider, suis-je en train d’aider vraiment, est-ce moi que j’aide en procédant de cette façon, quelle limite y a-t-il au soutien que l’enseignant peut, doit apporter, quel sens à la discipline ?

Que faire pour que nos vies ne s’achèvent pas en cauchemar, et cela dépend-il de nous, me demande par son récit Mamoru Oshii.

Tandis que se fracassent les modèles de plâtre de la déesse de la sagesse et de la guerre, vides, et que résonne la réponse de la médecin à la question : qu’est-ce que le cœur ?

Les collègues de l’héroïne et elle-même et nous tous ne gagnerions-nous pas à reconnaître notre propre complexité ? Est-il bien juste qu’à cesser de se demander ce qu’est le cœur on trouverait mieux le sens ?

Rétrospectivement…

Rétrospectivement, le vieil homme songe…

S’il y a attention des élèves et soin et maîtrise dans la reproduction de la tête d’Athéna, pas un mot du professeur aux élèves pour faire le pont entre cette esthétique ancienne, venue d’Occident, et l’attente contemporaine ou la tradition japonaise. Travail appliqué, certes, mais académique. Quand l’émotion surgit sur le canevas, c’est par introduction délinquante de lèvres purpurines sur les traits noirs ou la balafre rouge caillé que l’enseignant laissera sur une épure.

Et l’héroïne voit, et nous de son point de vue, le long d’une cheville du modèle nu, près du bijou semblable à la pièce qui identifie un guerrier, une araignée vivante. On en reverra une tatouée… Ces dissonances se présentent comme « plus vraies » , comme si de l’héritage nippon ces filles de nulle part, à Tokyo, ne retenaient que la tradition des estampes torturées, des mangas, rien de l’école Kano, rien des poteries au contour épuré. Comme si l’art grec restait plaqué sur une culture indigène oubliée.

Et pourtant, en Occident, Egon Schiele, Otto Dix, plus loin avant Goya, Le Caravage, et même chez les Grecs, ce Laocoon… Ce dernier, il est vrai, pour une œuvre que l’on trouve de même type, on peut lui opposer dix éphèbes ou jeunes filles… Fureur d’Achille, combat des Lapithes et des Centaures il y eut, mais prudence, voire abstention de la représentation de la seule violence. Comme si la conscience du pouvoir mimétique de l’image imposait aux anciens Grecs l’anticipation de l’imitation possible du pire. Comme si la catharsis débordait de la simple projection du refoulé pour exiger non l’inertie et l’ennui, l’écrasement de toute force, mais la dynamique harmonie, qui sait prendre en compte les contraires.

Et par son style, le cinéaste atteste justement de la manière dont l’art venu d’ailleurs peut être digéré, ses principes retrouvés et incarnés de manière neuve en cinéma. Jusque dans les séquences de fin, où le refoulé devient en action guerrière l’expression de maîtrise, où la froideur raisonnée d’Athéna, à laquelle se réduit la sagesse, rend plus efficace la guerrière.

Mozart, songe le vieil homme, n’est pas d’Occident, ou tout en l’étant, ne peut plus être considéré que d’Occident : il a intégré la culture des Japonais. Tout comme, même si c’est selon une lecture autre que la leur, Hokusaï appartient désormais à notre culture. Comment garder une place à ce qui ne fut pas d’abord indigène serait-il rendre impossible le sens de ce qui s’exprime dans un chant autochtone? Cette juxtaposition des apports culturels pousse-t-elle vers un nowhere, un déracinement ? La culture identitaire, nationale n’a-t-elle pas de tout temps surgi de ce mouvement de systole/diastole, emprunt/invention ?

Au moment où, en 2014 et 2015, les manchettes des journaux évoquent les motifs de conflits militaires entre Asiatiques : Chinois, Coréens et Japonais en désaccord à propos d’îles (fait tu dans le film), d’où, s’interroge encore le cinéphile, d’où viennent donc ces Caucasiens dont l’invasion oblige le groupe à accueillir l’élève moquée, sujette à rumeurs dépréciatives, soudain efficace ? Au milieu de compatriotes, devant l’agresseur si manifestement, racialement, étranger, l’héroïne retrouve le sentiment de son utilité.

Ambivalence dans ce titre originel, « Fille de nulle part à Tokyo » ! Comme si la géographie ne se couplait plus avec l’Histoire. Comme si les codes intellectuels ne venaient plus que de l’étranger et flottaient entre deux eaux chez la tokyoïte, et qu’il n’y avait de vrai que l’émotion sentie dans le présent d’un geste.

Forme de pensée, si ancrée dans la formation des samouraïs, si imprévisible dans ses effets.

L’héroïne sourit pour la première fois à des humains au moment de se réconcilier avec ses tourmenteuses. Mais elle avait souri avant cela : au moment de découvrir son œuvre de fin d’année, celle d’un être qui ne déparerait pas le règne des dinosaures, une œuvre de métal, forte, dure, par laquelle elle s’inscrit moins dans une culture ancienne, japonaise ou hellène, que dans celle de son présent, des robots, des mekas, des figures du fantastique sans cesse renouvelées par l’impact des technologies. Celles-ci pourtant si absentes de l’école et du quotidien des jeunes filles qui y évoluent.

Cette exclusion des ordinateurs, des téléphones mobiles, des jeux vidéo serait-elle, plus que la référence au passé grec, l’indice d’une aliénation de l’école aux élèves ?

Par l’ambivalence entre les moyens cinématographiques pris et les situations où sont les protagonistes, par cette méditation sur la beauté et la manière dont elle peut trouver à s’exprimer et la difficulté de trouver un moyen de transmission qui ne soit pas un éteignoir, .Mamoru Oshii propose un film qui donne à penser.

Et à repenser.


Sutoreiyazu kuronikuru de Takehisa Zeze


Strayer’s Chronicle s’adresse manifestement à un public qui a l’âge des protagonistes ou qui s’intéresse à la jeunesse ! Les questions soulevées reflètent celles que les médias associent aux préoccupations des jeunes japonais près de la vingtaine : inquiétudes face à la destruction de l’environnement, irritation face à l’incompétence et à l’arrogance des élites politiques et scientifiques, sentiment du primat des relations interpersonnelles et de la solidarité entre amis ou parents sur l’engagement pour des Causes et des Principes qui camouflent la seule quête du Pouvoir. À cela s’ajoute un constat : le prix inévitablement se paye pour tout accroissement de puissance, ici sous forme de vieillissement accéléré et de dépression suite aux attentes de performance. Critique implicite de la productivité comme critère absolu de valeur.

Mais Takehisa Zeze réussit à conter un récit porteur pour un public qui rechercherait d’abord une histoire pleine de rebondissements, de complots, de prouesses. Dans un Tôkyô où l’architecture moderne traduit un sens de dévotion et de concentration froid et où l’esthétique classique des maisons en bois en vérité sert d’écrin au personnage en lequel se condense l’image du politicien, la ville retrouve ses canaux, voies de circulation oubliées de la plupart, mais aussi, entre la raideur du ciment qui les encadre, inquiétantes, mobiles noirceurs. Et ce climat enveloppe bien le parcours des héros, tient en haleine le spectateur, sans trop l’égarer parmi tant de questions soulevées à propos d’un récit lui-même complexe, puisqu’il oppose apriori deux lignées de jeunes issues d’une double expérimentation.

En arrière-plan planent les univers du Moi, robot d’Isaac Asimoz et du film de Ridley Scott, Blade Runner. Plus explicitement, en prégénérique, sur fond noir et en lettres rouges on trouve Children’s End, titre d’un roman d’Arthur C. Clarke, traduit sous le titre Les enfants d’Icare. La fin de celui-ci renvoie à ce qui donne au film de Zeze, adapté d’un roman de Takayoshi Honda, son unité. Un astronaute terrien découvre que l’espèce humaine a été créée pour développer une civilisation susceptible de construire une fusée, elle-même en mesure de permettre au peuple créateur de notre espèce de réparer à l’aide d’un bout de métal un astronef en panne. Et, de préciser le narrateur, l’homme était content de savoir que son existence avait servi à quelque chose. Aussi dérisoire puise paraître l,enjeu, du moins la création de l’homme avait-elle un but.

À quoi bon la vie ? Zeze nous propose ici une autre explication que celle de Clarke, mais c’est la quête de cette réponse qui fond en un récit fluide l’ensemble des situations et thèmes susdits.

Subaru se trouve chef de la lignée des mutants, Manabu de celle des génétiquement créés. Les premiers ont des pouvoirs de perceptions ou visuelles ou auditives hors normes ; les seconds sont impitoyables, insensibles à la douleur. Les uns et les autres sont marqués d’une date de péremption : 20 ans.

Zeze poursuit la tradition japonaise de la SF, qui donne sa chance au point de vue de la valeur de la technologie dans le débat Nature/technique. La première est objet d’inquiétudes face à sa dégradation, due à l’ hubris des savants à la curiosité non bridée. Mais Watase, qui supervise désormais la double expérimentation, suit l’évolution des enfants nés du projet initial pour des motifs d’argent, de pouvoir, de conquête, et défend le point de vue des bienfaits de la science et des techniques, seules capables de contrer l’aveugle capacité destructrice de la Nature. Intellectuellement, le match semble nul entre le jeune terroriste qui veut sauver la planète et le scientifique qui veut innover. En vérité, on découvre que la mort offre au film son fond constant de réaction.

Êtres naturels comme animaux et hommes, êtres nés d’une manipulation génétique comme Subaru et Manabu, tous sont dotés d’une date de péremption et c’est la façon de réagir à cette nécessité qui déterminerait le rapport qu’on entretient, d’amour ou de haine, avec le fait de vivre. Il faudrait donc qu’au-delà de la curiosité invoquée par le savant, on questionne les vrais motifs de la mise en œuvre de cette qualité incomplète, insuffisante à justifier le sens de notre action.

De mort il est question dès l’ouverture du récit : gens en deuil sous la pluie, dans une luminosité glauque, qui revient chaque fois que Watase est en scène dans le lieu de son travail. Le deuil d’un enfant, l’effet de cette mort sur les parents colorent bien le devenir de tous, débordent le cadre de la famille immédiate. Ainsi se trouve suggérée l’intime dépendance de chacun à chacun…

On voit par là que le désir de vengeance de Manabu face à son créateur n’est pas si éloigné de celui de Watase face à la nature qui l’a fait naître.

À cette récurrence du glauque associée à Watase, à l’expérience du deuil s’oppose le leitmotiv du papillon, d’abord apparu au sortir de sa chrysalide, puis à quelques reprises en vol, objet d’admiration pour les enfants issus de l’expérimentation, puis signe d’espoir à la fin pour les survivants pour lesquels même le sacrifice de leur vie a une réponse implicitement annoncée par le prix qu’ils accordent à ceux qui, bien que biologiquement ce soit faux, sont leurs frères et sœurs.

À l’encontre d’Achille et des samouraïs, avec une détermination guerrière égale pourtant, les jeunes affirmeront qu’une vie longue sans superpouvoirs vaut mieux qu’une vie courte de superhéros. L’image du papillon s’enrichit dès lors d’une autre dimension : elle répond au rêve de changer le monde que défendait Watase, mais non plus en haine de notre condition, parce que mortelle, plutôt en amour de celle-ci, puisque nous sommes, et que cela relève en soi du merveilleux présent. On pense à Mallarmé, à son « vierge, vivace et bel aujourd’hui. »

Ou aux pêcheuses d’ormeaux d’Utamaro, taquinant des orteils les poissons de passage.

De rares gros plans d’objets suffisent à rappeler qu’être est riche de potentialité, d’une puissance pouvant être terrible, en tout cas certainement d’une existence qui ne va pas de soi : main, verre d’eau qui tremble, briquet qui tuera ponctuent un film plutôt découpé en plans américains ou moyens, requis pour rappeler l’interaction des héros, leur solidarité, leur connivence. Nous passerons dans l’affrontement des deux clans, puis de leurs restes avec les hommes de Watase, d’un décor urbain avec des espaces verts à un lieu en ruines, celui de l’expérimentation dont sont issus les protagonistes, lieu où même l’herbe garde traces de destruction comme les édifices. Quand à l’affrontement ultime il nous ramène à un lieu déjà évoqué, associé pour Watase à la mort, mais portant en son sein, fut-ce dans l’arbre qui domine la création humaine qu’est le banc, la promesse de vitalité.

Dans cet univers, la volonté de puissance se traduit en accélérés des mouvements, l’acuité visuelle par des effets filés, l’auditive par une image troublée. À ces effets spéciaux s’ajoute l’habillement des personnages de jeunes, qui semblent vouloir se marginaliser, mais le font conformément aux sous-groupes auxquels on peut les identifier : jeune paradant à Harajuku, gangster ou proxénète de kabukicho, élève timide, mais têtue… De même, chez ces marginaux, les marques de politesse, inclinaison de la tête, formule d’excuse, demeurent vivantes.

Sans doute et cela ne tient pas à ce qu’il soit un vieillard, le fou de cinéma a-t-il trouvé que Zeze aurait pu faire l’économie de moments sans que le propos soit trop altéré, sans que l’impression de longueurs ne s’insinue. Si cela lui rappelle d’autres films du même réalisateur, il ne trouve pas en celui-ci cette façon unique d’inscrire dans le montage des scènes « expérimentales » au sens strict, scènes que le cinéaste glissait comme un peintre le ferait d’une esquisse préparatoire dans le coin d’un tableau…

Pour tout dire, le vieillard fou de cinéma japonais s’est plutôt laissé porter : il a apprécié la joute d’idées soulevées par le bal d’actions toujours relancées. En prime, il y a puisé le goût de relire de la SF !


Ryûzô to 7 nin no kobuntachi de Takeshi Kitano


Ryuzo and the Seven Henchman se regarde avec le plaisir que l’on prend à manger un dessert aimé. Bien que la perspective de la mort (comme chez Zeze), l’extorsion, la fraude soient mises en cause tout le long, sujets graves, la comédie naît, qui, non seulement fait rire, mais donne le temps de penser…

Et ce de deux manières.

On a d’abord la comparaison entre yakuzas traditionnels et entrepreneurs plus jeunes avec leur affectation de légalité, membres d’entreprises au fond mafieuses. Ceux-ci non seulement ne veulent rien savoir des premiers, mais encore prétendent se servir de la loi comme paravent à leurs illégalités. Péteur, rieurs, maniant l’argot qui se réfère à des univers qui n’ont plus de sens pour les jeunes employés de la compagnie qui prétend ravir le territoire des vieux, Ryûzô et ses camarades ont manifestement aux yeux du cinéaste l’avantage de la franchise. Il ne regarde pas sans sympathie l’exclusion dont sont victimes les yakuzas, mais en même temps il n’est pas aveugle au prix que leur mode de vie fait payer à leur famille.

Or ce sont censément des apôtres des valeurs familiales !

Ainsi donc Kitano s’amuse à placer chacun face à ses contradictions, d’où humour et réflexion conjugués.

Ensuite et surtout cet humour tient à l’inadaptation des sept, bientôt huit ex-yakuzas. Inadaptés, mais pas impotents, notez bien, puisque, même tremblotants, ils sont menaçants. Il est vrai que la fin visée n’est pas toujours obtenue par le moyen choisi, comme si l’existence s’amusait, avec le réalisateur, à moquer notre prétention de contrôle.

Ces huit vieillards auxquels bien sûr le spectateur ici engagé ne peut que s’identifier , direz-vous, vu son âge qu’il invoque à tout propos, ne sont pas seulement prisonniers de leur vieillesse et des infirmités qui l’accompagnent, mais aussi et surtout de l’image qu’ils ont donné d’eux-mêmes et qu’ils conservent. Prisonniers donc de leur identité, entendue comme forme fixe, défiant le passage du temps attaché à la vieillesse. En ce sens, ils répondent sur le mode comique aux personnages du film de Zeze !

Cette image, ce rôle donnent cohérence à leur vie, mais aussi devient source de ridicule, car changer de manière, c’est risquer de perdre son identité : on garde donc les idéaux et ambitions et surtout formes tenus pour virils en sa jeunesse ! Personnages attachants, car maladroits dans ce que le monde est devenu, drôles par leur entêtement et leur rigidité.

C’est ainsi qu’à contretemps, à une demande de carte bancaire on répondra par un autre genre de cartes, ou que ce symbole de la contrition qu’est le coupage d’un doigt offert en repentance à son oyabun, son chef, deviendra occasion d’un quiproquo.

Leur vie de violence est annoncée par le bruit de respiration en off, pendant le générique, mais la mélancolie de leur rigide attachement à demeurer ce qu’ils furent s’exprime simultanément par la musique, reprise plus loin. Souffle saccadé et musique mélancolique donnent donc dès le début le registre sous-jacent à la comédie.

Visuellement toutefois, plutôt que la mélancolie, le film met en évidence le versant joyeux de la culture populaire : lumières du pachinko, rouges, verts, jaunes, bleus des casaques de jockey, des carrousels, des maisons hantées, des bannières, voire de l’uniforme des techniciens américains à bord d’un porte-avion, ce sont là aussi les couleurs vives dont aiment se vêtir ou se tatouer les protagonistes.

Mais aussi les teintes familières à Kitano enfant, dans cet Asakusa où, du côté de son père, on frayait avec les yakuzas, tandis que, lui-même adulte, il allait s’illustrer comme comique dans un club de strip-tease, le Furansuza. Souvenirs ! La jeunesse du cinéaste participe de celle de Ryûzô et de ses comparses dans un autre quartier de Tôkyô, Akasaka, dont le nom évoque vie de nuit et petites rues.

Kitano spectateur de cinéma partage également avec les cinéphiles plusieurs titres de films, sources de modèles pour les protagonistes. Surviennent sporadiquement aussi des échos de la représentation des gangsters, en noir et blanc, souvenirs des prouesses de plusieurs, à la manière d’un chambara ou d’un film de poursuites !

Bars, restaurants de nouilles, mode de présentation de soi par introduction formelle et référence à son patelin d’origine, vêtements constitutifs de sa foi et de son personnage soulignent le joyeux chaos que prétendent occulter les bandits à cravates, logés dans leur limousine et leur édifice archi moderne au design « pur » et sobre.

Aux yakuzas durs, mais émotifs, mal vus de la société, auraient succédés des durs indifférents, jouant le jeu social, intégrés… Mais avant que l’idéalisation des vieux ne survienne, voici que Kitano remet en scène une situation susceptible de rappeler encore une fois quelles cruelles conséquences pour les enfants ou l’épouse avait la vie de yakuza.

Kitano joue donc ici aussi bien avec son plaisir du cinéma qu’avec ses souvenirs propres : il assure la circulation pour ainsi dire, jusqu’à se confier le rôle du détective qui, bien qu’indulgent aux vieux, se servira d’eux pour envelopper dans leur capture celle de leurs rivaux.

Réaliser n’est-ce pas un peu se donner l’illusion de contrôle, jouer à faire comme si ?



Hyaku yen no Koi de Masaharu Take


100 Yen Love réunit dans le titre commerce et affection. Ichiko, jouée de manière puissante et nuancée par Sakura Ando, se montre tout à la fois un peu chapardeuse, assez désinvolte, décrocheuse, traîneuse, rebelle aux ordres et à l’ordre. Aux antipodes en somme de l’image que les Japonais aiment collectivement voir et montrer d’eux-mêmes. Mais fondamentalement elle est douée d’une double qualité constamment exaltée dans la fiction nipponne : esprit de combat et résilience, qui n’attendaient qu’une occasion pour se manifester.

Des slogans comme « Vivez à 100 yens par jour avec nous » (dicton de l’enseigne de supérette qui emploie Ichiko) ou « Affrontez le monde avec vos poings » (club de boxe de celui qu’elle aimera, Kano) répondent par leur côté positif à ce monde de beaux emballages et de lumière que le commerce cherche à donner.

Mais le désordre aussitôt est perceptible. Le cinéaste se montre attentif en plusieurs vignettes à peindre les laissés pour compte d’une société dite d’abondance. Abondance de l’offre, rareté de l’écoute. Placoteux voleur, taciturne froid et plus à l’aise avec la haine qu’avec l’expression d’une affection aimante, itinérante voleuse, agressive, rieuse, recycleur poli et souriant, petits restaurateurs qui peinent à joindre les deux bouts : en somme, gens qui savent ce que signifie vivre avec 100 yens ! La tête au-dessus de l’eau, de jour en jour, en quête d’estime de soi et de respect d’autrui. Le style du film répond moins à un besoin de sublimer leur vie qu’à nous rendre empathique aux conditions et aux problèmes des personnages.

Aussi l’orangé du chandail des commis de la supérette connote-t-il une vitalité toujours à prendre en compte, même si elle ne correspond pas au discours commercial. Car les êtres que nous suivons passent leur vie plus souvent la nuit, ou dans l’ombre ou en défendant leur intimité en des recoins à peine éclairés.

Cet orangé du chandail demeure associé à Ichiko, fut-il porté par l’amoureux (l’est-il ?). Cette couleur trouve un écho avivé dans le rouge du poteau du coin d’arène assigné à Ichiko et dans le rouge plus vif de ses culottes lors du match. On notera que c’est elle, et non sa rivale plus expérimentée, qui porte les couleurs du drapeau national. On pourrait y voir un écho plus ou moins volontaire de la conscience des Japonais de n’avoir plus une économie aussi victorieuse.

Que de noir et de sombre autour des couleurs chaudes…

L’itinérance intérieure est soulignée par l’accumulation des cadres dans le cadre, des objets autant que des lignes brisées qui découpent l’écran. La caméra à l’épaule, en plan serré, accentue ce côté instable, favorise notre identification à l’errance intérieure. Celle-ci est soutenue en première partie par des ballades (harmonica, guitare) ; en contraste, quand l’héroïne se concentre sur sa nouvelle passion, la boxe, quand elle reconnaît en elle la rage suffisante pour réclamer expression, mais rage encore équilibrée par un sens de justice et de fair-play qui la distingue de son amoureux, alors le rock interviendra. Musique d’énergie, ici non point autodestructrice mais associée à la détermination, à la curiosité. Ichiko concentre corps et esprit, entraînement et lectures pour le match qu’elle désire.

Masaharu Take reste fidèle toutefois à la réalité de ces gens qui ont des vies à 100 yens. Il n’idéalise pas l’esprit de résilience par une victoire, il oblige le spectateur à voir plus loin que l’héroïne ou, plus exactement, à la voir par les yeux de ses proches. En un combat où le souffle et le ralenti et le bruit des bras qui fendent l’air donnent une forme concrète à l’énergie requise pour rester en vie, des inserts des membres de la famille d’Ichiko et de son ami font qu’à nos yeux comme aux leurs elle triomphe de l’idée négative qu’ils pouvaient se faire d’elle, ils se reconnaissent en elle et sa combativité. Et si fair-play il y a et reconnaissance, cela n’entraîne nullement élimination de la peine.

Tout le long Take se montre sensible à ces moments où le plus important doit se déduire de ce qui s’énonce, n’est pas tant dans les mots eux-mêmes que dans le fait qu’on ose parler et que l’autre prend le temps d’écouter.

Et le non-dit n’empêche nullement qu’on pressente l’essentiel.



Nounai Poison Berry de Yuichi Sato


Poison Berry in My Brain semble d’abord mettre en scène cinq joueurs (ils seront bientôt six) qui auraient à décider du sort d’une héroïne de jeu vidéo, leur avatar. Ou cinq scénaristes en réunion d’écriture, envisageant, du point de vue de l’héroïne, ses réactions probables. Ainsi Sato, comme Oshii, Zeze et Sono, nous livre un récit où la mécanique de la narration et le processus de création font partie des sujets mis en cause. D’ailleurs cette héroïne, une Ichiko elle aussi en quête d’estime de soi, elle aussi dans la trentaine, chômeuse, bien que d’un milieu et avec des ressources bien différentes de celle de 100 Yen Love, se débat en tant que romancière. Naïve d’abord, doutant de l’intérêt de ce qu’elle fait, elle trouve en son éditeur un entraîneur qui lui apprend à se respecter, en son amoureux un double plus instable, artiste lui-même. Se pourrait-il que l’importance prise par l’interaction en fiction (jeu, roman pour téléphone) aboutisse à une telle intégration, en cinéma populaire, d’une thématique (récit en abîme, réflexion sur motivations, échange entre conscient et « inconscient ») naguère plus proche du cinéma expérimental ?

Mais nous sommes bien dans un récit centré sur cette Ichiko, et les figures susdites, du mémorialiste à l’ange cupidon féminin à l’optimiste à l’hypercritique et méfiante au rationaliste, sont autant d’humeurs ou de pulsions de l’héroïne. Qu’elle se fabrique autant qu’elles la forment ! Même cette sixième femme, dominatrice, toute en revendication d’action…

Le spectateur québécois pensera sans doute à la télésérie de jean-François Asselin, François en série : il notera toutefois que nous ne voyons dans le film japonais que les instances intérieures d’Ichiko. Cela demeure cohérent avec un récit qui gravite autour de la nécessité de s’accepter soi si l’on veut pouvoir vivre au quotidien avec quelqu’un qui est différent par ses passions ou ses priorités.

Il s’agit bien d’un récit d’initiation, même si l’héroïne a atteint la trentaine. L’expérience de son amour de Saotomé devrait donc la mener à rompre avec la mécanique de ses humeurs, à la libérer pour qu’elle puisse fonder ses relations amoureuses sur une estime de soi capable de lui faire respecter TOUTES les facettes de ses attentes !

Même la scénariste laisse entendre que cela n’est pas si simple : l’union sacrée qui fait appel à la solidarité ne se fonde-t-elle pas sur une exclusion ? Accepte-t-on jamais soi-même TOUT ce qui sourd de soi ? Le faut-il ?

Doit-on distinguer la nécessité de reconnaître l’existence d’un élan et l’opportunité d’y répondre ?

Le Japon des bâtiments modernes, aux lignes épurées, de l’habillement sobre et classique, du décorum des réceptions n’est tel qu’à la mesure de la violence des pulsions sous-jacentes, de l’énergie désordonnée, d’une intime violence dont sculpture et littérature sont aussi des modes de contrôle temporaire, des victoires d’équilibre fragile, à reconquérir. L’importance du cadre, de l’aspect grandiose fait regretter au cinéphile que sa découverte se fasse loin du grand écran.

Et il songe aussi à 100 Yen Love, assez puissant par l’échelle de sa composition pour, malgré tout, le rejoindre même sur le plus petit écran (plus grand néanmoins que celui qu’il a à la maison !)

Ça crie en soi, au point que de vieilles oreilles, même de fou de cinéma, saluent le passage aux scènes où les figures intérieures cèdent la place à Ichiko et à son entourage. Et voici qu’à nouveau, devant ce château à la Escher, le vieux cinéphile se dit que, décidément, sur grand écran, cette déconstruction digne d’un séisme doit avoir de l’allure. Car aux bouleversements terrestres cette fiction fait correspondre la construction du soi, la dépression (voyez Strayer’s Chronicle).

La comédienne Yoko Maki avec ses airs à la Audrey Toutou et le rythme global du film paraissent proches de l’univers qu’aiment les lectrices de feuilletons en manga. Sans doute se réjouissent-elles de voir rappeler ce leitmotiv de la littérature féminine en bande dessinée : ce n’est pas de nature, mais par choix que la femme se fait prévenante (voir aussi comment, amoureuse, l’Ichiko de 100 Yen Love retrouve les attentions dites féminines). La vitesse des transitions et le nombre des rebondissements feront que le même public se sentira plus content encore que le vieil homme fou d’un cinéma d’un autre rythme. Mais celui-ci demeure content de voir ces portraits de femmes en quête d’équilibre entre demandes sociales et pressions personnelles. Le genre de film que des spectateurs de générations différentes gagneraient à voir ensemble pour en discuter après.

Mais, est-ce parce que c’était aussi un des thèmes du film de Masaharu Take, vu juste avant, le vieillard fou de cinéma japonais apprécie particulièrement toutes ces scènes qui développent en plusieurs variations les maux du non-dits, les malentendus dus au silence autant qu’aux expressions inachevées ou à l’interprétation de l’interlocuteur. Et il songe combien une société si scrupuleuse des formes de politesse, de la présentation de soi au remerciement et au don, combien une telle société, par ses silences imposés et son appel réitéré à la sincérité, doit être propice à l’éclosion d’artistes tenus, pour respirer, de mettre à ce jour ces non-dits, ces forces réprimées, à composer ce difficile équilibre entre des pulsions qui nous tiraillent en sens contraires.

Et ce même si le récit laisse peu place au non-dit et explicite ce qu’il avait suggéré, contrairement sur ce plan à 100 Yen Love. À la manière des romans brefs d’une Banana Yoshimoto plutôt que de ceux d’une Yôko Ogawa.

Monde intime et monde social nourrissent ainsi le monde imaginaire, celui d’Ichiko la romancière, et celui du cinéaste, mais aussi en retour celui du public de ce film.

A fortiori celui d’un vieillard qui se veut critique, et cherche à rassembler en un texte court les idées et émotions soulevées par le visionnement.

Il doit bien en laisser échapper.

Comme Ichiko.



Hana to Arisu Satsujin Jiken de Shunji Iwai


The Case of Hana and Alice, par le choix de l’animation ou par simple désir d’épouser le rythme propre du scénario, se distinguera-t-il de ce que le fou de cinéma japonais écrivait d’un des précédents films d’Iwai en 1997 (24 images)? «Toute une civilisation du non-dit est ainsi mise en représentation : on y souligne moins l'harmonie résultant du contrôle de soi que les malentendus et la solitude où entraîne le silence. (…)s'ajouteront, dans Swallowtail de Iwai, caméra à l'épaule, éclairages peu nuancés pour mettre en évidence la dérive physique et morale des travailleurs immigrés et clandestins. »

En réalité, c’est le début de la citation qui se vérifie. Le film s’ouvre sur des teintes de bleu et de blanc, douceur donc, mais intimité, un brin de retenue. Il est vrai que la blancheur domine, brûlante parfois. Les paysages, en particulier les ciels, se couvriront de rose sans que le bleu ne disparaisse. Les tons pastels, les lignes épurées auxquels l’animation rend leur force vont entrer en contrepoint avec des personnages d’adolescentes bien saisies psychologiquement, à la fois conformes aux idées reçues, mais singulières et surprenantes. Ainsi celle qui répond sèchement à sa mère et dit tout haut ce qu’elle pense (et n’hésite pas à rendre les coups !), Alice, se trouvera-t-elle en deuxième partie non plus l’initiatrice, mais l’exécutrice aux ordres d’une hikikomori dont le stéréotype voudrait qu’elle soit enfermée, timide, et non bosseuse, pleine d’initiatives, s’engageant elle-même dans l’action. Au contraire de Nero Wolf, le héros obèse de Rex Stout, déléguant son acolyte pour qu’il prenne les coups, elle veille sur Alice, cette Hana entrevue au début, et qui n’apparaît vraiment qu’au tiers du film.

Hana d’abord entrevue entre des rideaux ou la porte et le portant. Interstices, dans le passage des quels McLaren voyait le secret des métamorphoses, la clef du cinéma d’animation, dont Iwai témoigne ici de son intelligence des propriétés.

Par Alice et Hana se trouve abordé le rôle de la fiction dans la vie quotidienne. Le vieillard fou de cinéma a pu croire un moment se trouver face à une variation sur l’Exorciste, et le redouter. Mais non ! Finement Iwai met en scène… la mise en scène du recours à l’irrationnel, ici par une adolescente qui se fait créatrice du mythe pour sa défense, pour échapper à ce fléau scolaire, le harcèlement. Dans le dernier tiers du récit, Hana elle-même confessera le motif de son sentiment de culpabilité, et rendra manifeste par là combien le ouïe-dire et la rumeur sont ce par quoi elle a construit une histoire pour justifier la disparition de Judas, Yuda. Celui qui la faisait rêver. Et d’autres…

Judas ! La jeune fille qui se défend de l’isolement en se donnant un rôle de sorcière construit son histoire de revenant à partir d’éléments de la Bible et du Kojiki, tout comme Hana la sienne à partir de ce qu’elle entend de conversations. Dans les deux cas, l’imaginaire et la connaissance sont déterminés par les attentes émotives des protagonistes, et la fiction devient une manière de s’adapter, voire, en mûrissant, d’adapter ses vues à l’expérience du réel.

L’ancien professeur ne peut que songer au détournement de sens de ses propos ou de celui des romans ou films étudiés par tant d’élèves, et pour la raison suggérée par Iwai : des bribes de savoir, venues dans le désordre, sont intégrées selon qu’elles permettent  de répondre aux questions perçues comme plus urgentes par les adolescents! À ce titre, lecteur et cinéphile de tous âges ne sont-ils pas toujours tentés par une lecture égocentrique des œuvres ?

Finement encore Iwai suggère donc qu’entre le formidable jeu de contrastes qui anime les Japonais et ce que suggèrent par le style des édifices et par la décoration intérieure leur architecture et leur urbanisme, il n’y a pas simple projection, ni identité. L’architecture est elle-même une expression, donc une simplification, une sorte de fiction émotive, de mise en ordre d’éléments divers, une sélection parmi ce qu’on est de ce que l’on voudrait être le plus important.

Ce sens des formes qu’Iwai manifestait par le plan-séquence et la caméra à l’épaule dans ses fictions antérieures, il le signifie ici en ouvrant et terminant son récit par une référence à un art : la danse. Non seulement il montre des danseuses, mais la « caméra », en réalité le dessin, danse.

Alice découvre à partir de la quête de la vérité sur la disparition de Judas les merveilles de son pays. Elle ne peut qu’évoquer un ballet, lui aussi devenu film d’animation, La Belle au bois dormant. Compte beaucoup la rencontre avec un vieil homme : il médite à haute voix, partage sa réflexion sur le temps et le corps. Or quel art mieux que la danse par le corps même dit l’esprit, ce qui nous anime, et selon quel rythme ?

L’animation est faite de moments fixes dont l’enchaînement seul donne l’impression de mouvement. Précisément le réalisateur ramène les plans du générique de fin à des photogrammes des scènes antérieures, il livre ainsi comme une scintigraphie du cœur du mouvement au cinéma.

Le scénario oppose les peurs du pire et le sens de l’hyperbole de l’adolescence à la réalité de la bonhomie des êtres rencontrés, chauffeur de taxi et clients de restaurants généreux, cyclistes serviables…

En somme le mythe imaginé de la mort de Judas aux quatre femmes apparaît comme une histoire racontée pour faire sens à des aspirations d’adolescentes en voie de découvrir la richesse de leurs mondes intérieurs, la difficulté de composer avec leurs envies et avec les autres.

Comme dans plusieurs films ici analysés, tout tourne autour de personnages féminins complexes : la voie doucereuse de l’une n’empêche pas trois autres d’être fermes et fonceuses, quitte à se faire douces et tendres, animées sont-elles d’affects. Apprendre à les composer devient l’occupation essentielle du temps scolaire. Ce ne sont pas les cours, en effet, qui ici servent ce propos, mais les rencontres, les sports, l’activité parascolaire. Des cours ne surnagent que les références qui peuvent donner sens à leurs émotions, à leurs histoires du moment !

Un film tendre, un condensé des thèmes communs aux films récents qui ont comme cadre l’école, et qui parvient à trouver une note singulière, à donner à penser sur le rythme qui gouverne notre façon de composer avec le réel grâce aux histoires, toujours à affiner.

Pour Iwai manifestement la meilleure de ces histoires, la plus riche est moins celle du merveilleux inventé que celle du merveilleux quotidien qu’on ne sait pas toujours voir, et, en particulier, ce miracle : s’animer!






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